Mon avis sur… Elle de Qta Minami d’après Delphine de Vigan

Elle Qta Minami

Dans le petit monde bien rangé du manga, on trouve parfois des projets qui sortent un peu des sentiers battus, pas forcément que pour des questions de contenu, mais aussi par rapport au contexte qui préside à la naissance de certains titres, comme c’est le cas ici avec Elle de Qta Minami, adaptation en manga du roman D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan, donnant une coloration particulière pour le public francophone, en plus de créer une passerelle entre deux médias qu’on aime souvent opposer chez nous. Ainsi, l’homme de lettres que je suis, à l’érudition affirmée, ne pouvait que s’emparer d’un tel objet (d’autant plus que Pika me l’a gentiment envoyé, qu’ils en soient remerciés) afin de deviser quelque peu sur la question de l’originalité de la démarche d’adaptation ici présente, d’autant plus que je suis un grand connaisseur de Delphine de Vigan également (c’est faux, j’ai juste mis en rayon ses romans dans le cadre du travail, ce qui est déjà bien plus que ce que vous avez fait vous ! Fieffés incultes qui dépensez vos pass culture en tomes de One Piece !).


Le roman d’origine de Delphine de Vigan

Resituons rapidement ce qu’est le roman d’origine, car vous le verrez, ça a une grande importance pour le récit en lui-même. Si on peut évidemment aborder une adaptation sans rien connaitre de l’œuvre première, cela peut apporter quelque chose d’en savoir un minimum, en particulier ici. D’après une histoire vraie est un roman écrit en 2015 en réaction au succès du précédent de l’autrice, Rien ne s’oppose à la nuit, publié en 2011, gros succès critique remportant plusieurs prix. Ce roman était centré sur sa mère, souffrant de troubles bipolaires, et revenant sur la vie de celle-ci et sur les recherches de l’autrice en parallèle au récit de la vie de sa mère. Un roman inspiré de la réalité donc, élément très important concernant l’œuvre suivante de Delphine de Vigan, dont il est question ici.

Car D’après une histoire vraie est centré sur une narratrice, Delphine, autrice en crise de la page blanche suite à la parution de son précédent ouvrage qui traitait de sa famille. Elle reçoit à ce titre des lettres anonymes l’accusant de nombreux maux, notamment le fait d’avoir fait du mal à sa famille avec son ouvrage. Elle rencontre alors une jeune femme nommée L. qui va prendre de plus en plus de place dans sa vie, la coupant de son entourage afin de l’inciter à écrire un nouveau roman.

Un pitch qui est très exactement le même dans l’adaptation de Qta Minami, transposé au Japon, avec une jeune femme nommée Yuu qui rencontre une certaine Eru. Mais le concept de base reste le même, ainsi que la dynamique entre les deux personnages principaux. La mangaka explique qu’elle a pris quelques libertés, notamment sur la fin, en partie pour surprendre Delphine de Vigan, qui a accueilli le projet avec enthousiasme et bienveillance. Dernière précision concernant le roman d’origine, D’après une histoire vraie a non seulement été un succès, mais il a en plus remporté le prix Renaudot et le Goncourt des lycéens (des prix qui, justement, créent des succès, les Goncourt et les Renaudot se retrouvant systématiquement en rupture après avoir été récompensés).

Si je me suis permis de resituer tout cela, alors même que je n’ai pas lu le roman, c’est surtout parce que l’histoire me semble impossible d’être décorrélée de l’histoire personnelle de Delphine de Vigan, quand bien même on est ici dans un cadre de fiction (l’autrice jouant sur la frontière avec la réalité cependant) qui réfléchit sur la question de la création fictionnelle et de l’écriture. Un des enjeux est donc de réussir à retranscrire le côté particulièrement intime et personnel de ce roman, chose rendue possible par le fait qu’une mangaka est aussi avant tout une personne qui écrit des histoires dans lesquelles elle peut se dévoiler.

Enfin, l’origine littéraire de l’œuvre d’origine me semble la raison pour laquelle Pika a fait le choix d’une édition en grand format dans la collection Pika Graphic, donnant un objet plus proche du roman que de l’image qu’on se fait habituellement d’un manga (pour un public qui ne connait pas forcément le médium). De là à dire que le titre pourrait séduire un public non lecteur de manga, il n’y a qu’un pas, que je franchis allègrement, car cela me semble une évidence.

Ceci étant, voyons de quel bois se chauffe le manga (dont vous pourrez trouver un extrait ICI).

Mon avis sur le manga

Après avoir resitué tout cela, j’en ai finalement déjà beaucoup dit sur la teneur de ce manga, qui se présente comme une réflexion sur le succès et ses revers, sur la pression qu’une autrice peut s’infliger, et sur les troubles qui peuvent survenir suite à cela. Le roman étant parfois qualifié de thriller psychologique, j’aurais tendance à considérer également cette adaptation comme telle, d’autant plus qu’en effet, les ingrédients sont là.

Couronnée de succès pour l’ouvrage que lui a inspiré le suicide de sa mère, Yuu se retrouve confrontée à l’angoisse de la page blanche lorsqu’il s’agit de commencer un nouvel opus. Lors d’une séance de dédicaces, elle rencontre une jeune femme énigmatique, Eru, avec qui elle va rapidement nouer une relation profonde. Eru la soutient et l’encourage sans rien attendre en retour, si ce n’est que Yuu écrive l’oeuvre la plus aboutie de sa vie…

ElleJe pense qu’on peut vite le deviner rien qu’à la lecture du résumé, la relation entre les deux femmes qui se partagent la couverture de l’ouvrage est le cœur du récit, qui participe à sa dimension réflexive, et surtout, à l’aspect thriller psychologique. Alors que Yuu est sous pression, notamment à cause de lettres anonymes qu’elle reçoit, elle accueille cette nouvelle amitié avec grand plaisir, Eru semblant d’un soutien sans faille. Cependant, cette relation va finir par prendre de plus en plus d’importance dans la vie de Yuu, jusqu’à ce que sa nouvelle amie lui propose d’écrire à sa place, étant elle-même ghost-writer de profession. Une idée narrative très intéressante, puisque l’aspect psychologique se mêle ici à la question de la création littéraire.

Ainsi, c’est essentiellement le personnage de Eru, porteuse de mystères autant que de souffrances, qui est le cœur du récit et qui lui confère son ambiance particulière, ainsi que sa profondeur. Les longues conversations entre les deux femmes sur les questions littéraires, notamment celle de l’autofiction, sont ainsi très fertiles et renvoient de façon évidente aux questionnements bien réels que doivent se poser à la fois Qta Minami et Delphine de Vigan concernant leur démarche créative.

Mais le plaisir de lecture ne vient pas que de cet aspect, bien qu’il soit central. L’ouvrage est aussi et surtout un thriller psychologique comme je l’ai dit, particulièrement efficace par ailleurs, puisque la question de l’identité d’Eru, de la personne qui envoie les lettres anonymes, ainsi que tous les éléments d’ambiance se faisant de plus en plus pensante contribuent au rythme et à l’intérêt de l’histoire. D’ailleurs, en parlant de rythme, le seul écueil que j’ai trouvé vient justement du fait que tout ceci est peut-être un peu rapide et abrupt par moments, et j’imagine que dans le processus d’adaptation, un certain nombre de choses ont été coupées ou réduites, car le roman fait plus de 300 pages, laissant le temps de développer plus copieusement tout cela.

Il n’empêche que, malgré ce reproche, cette adaptation se lit avec un plaisir réel, questionnant intelligemment le genre de l’autofiction et la démarche d’écriture des auteurs et autrices qui l’investissent. C’est d’autant plus pertinent qu’il s’agit d’un genre assez important dans la littérature française.

En conclusion

Et c’est, il me semble, une des forces du titre, qui est de réussir à faire la jonction entre le manga et un pan spécifique de la littérature française. La nature même d’adaptation du roman de Delphine de Vigan aide évidemment à cela, mais je pense aussi que les choix d’adaptation opérés par Qta Minami contribuent à cela également. Je me dis de ce fait que ce one shot serait possiblement un bon moyen de parler à un lectorat qui aurait des idées préconçues sur ce qu’est le manga. Évidemment, il existe une infinité d’autres titres qui pourraient remplir ce rôle, mais le fait qu’il s’agisse de l’adaptation d’un roman à succès et récompensé pourrait aussi faire la différence.

C’est peut-être le bibliothécaire qui parle ici, mais il me semble que mettre en valeur le roman et cette adaptation dans le même temps serait un coup intéressant à jouer. Ce qui ne veut pas dire que le titre n’est pas intéressant pour quelqu’un qui n’a pas de goût particulier pour le titre de Delphine de Vigan. Car comme toujours dans le cas d’une adaptation, c’est surtout pour lui-même que le titre se doit d’être apprécié. Et en l’occurrence, c’est une histoire de qualité au-delà de toutes ces considérations.

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11 commentaires

  1. J’avoue que je comptais juste lire le titre à cause du retour de la mangaka dont j’aimais beaucoup lire qu’on avait eu chez nous dans les années 2000 (?). Je n’avais pas poussé plus loin et je suis heureuse d’apprendre qu’il y a aussi un fond et des thèmes intéressants.
    Tu as parfaitement raison sur ta suggestion de bibliothécaire, je serais à ta place et à celle des libraires, je mettrais les deux côte à côte 😉

    J’aime

    • Je pense même pour le coup que Delphine de Vigan aiderait à vendre le manga plutôt que l’inverse pour nous, français !
      Et oui, pas d’inquiétude, c’est une vraie bonne lecture, même si j’aurais pas été contre une centaine de pages en plus pour étoffer certains points !

      Aimé par 1 personne

  2. Je n’ai pas encore eu le temps de le lire mais ton avis positif me donne envie de foncer lire ce manga qui sonne le retour d’une autrice que j’aime beaucoup. J’espère que le nom de Delphine de Vigan va permettre de découvrir a un public élargie de découvrir Qta Minami, merci pour ton avis 🙂

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    • Je pense que c’est en tout cas un levier sur lequel agir pour vendre le titre, et pour éventuellement mettre en avant une certaine idée du manga auprès d’un public qui ne connaît pas.
      Parce que bon, nous on sait que les mangas c’est une infinité de choses, mais c’est pas évident pour tout le monde.
      Merci à toi pour ton retour !

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  3. Ce n’était peut être pas le but mais ton article m’a surtout donné envie de découvrir le roman de Delphine de Vigan ! 🙂
    Par contre je note le nom de Qta Minami pour d’autres lectures!

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