Ma Mangathèque Idéale #22 : Journal d’une vie tranquille de Tetsuya Chiba

Journal d'une vie tranquille

Qualifié par Vega Dupuis de légende vivante du monde du manga, Tetsuya Chiba est un auteur effectivement majeur, mais connu chez nous uniquement pour sa série Ashita No Joe, dont il est dessinateur. Car avant l’arrivée de Journal d’une vie tranquille en France, aucun autre titre de l’auteur n’était paru chez nous. Et si Isan a annoncé pour 2023 un nouveau titre (1, 2, 3, 4, 5 et Roku), force est de constater que Chiba est encore très rare chez nous, malgré sa carrière d’une grande longévité, sur laquelle il revient justement dans cette série autobiographique. L’occasion pour l’auteur de parler de sa vie, de l’histoire de son pays et de son médium, dans des vignettes de 4 pages, qui lui offrent une grande liberté narrative, permettant de développer une série dense et riche, dans laquelle il se met en scène, de sa prime jeunesse à aujourd’hui, nous donnant à découvrir une personnalité touchante et passionnante. Retour sur une série qui offre une résonance particulière de par tous ces aspects.

Qui est Tetsuya Chiba ?

Avant de parler plus en détails de Journal d’une vie tranquille, il convient de dresser un portrait rapide de son auteur, puisqu’il est le sujet principal du manga. Tetsuya Chiba est un mangaka japonais né le 11 janvier 1939 à Tokyo, grand frère de Akio Chiba, également mangaka (mort à seulement 41 ans). Il découvre le manga par hasard très jeune, mais sa mère lui interdit formellement d’en lire. Ce qui ne l’empêchera pas de dessiner des histoires avec un camarade de classe, avant de finalement se lancer à 17 ans, par un concours de circonstance. Sa mère accepte alors, car la famille a besoin d’argent. Tout ceci est raconté au sein de la série, qui n’est pas avare en anecdotes sur les coulisses du monde du manga.

Tetsuya Chiba

On apprend notamment qu’il a commencé avec la publication de shojo, car les magazines shonen étaient déjà accaparés par les grosses pointures de l’époque. Il a travaillé dans ce secteur éditorial pendant 3 ans avant de finir surmené, ce qui l’incitera à arrêter sa carrière… avant de reprendre peu de temps après suite à une sollicitation pour travailler dans le Weekly Shonen Magazine. C’est alors qu’il commence à travailler avec un scénariste dans le domaine du manga de sport, qui contribuera à sa renommée (quelques années plus tard, de 1968 à 1973, il collaborera avec Asao Takamori sur Ashita No Joe). On découvre ainsi un peu le cadre de travail de l’auteur, mais aussi et surtout les événements de sa vie qui ont précédé et accompagné sa carrière.

Le fait qu’il ait notamment connu la guerre, même s’il était très jeune à l’époque, me semble notamment très important. Cela vient surement de théories sur la modernité (notamment au cinéma), que j’ai eu l’occasion d’étudier, mais il me semble qu’il y a des différences fondamentales entre les artistes qui ont vécu des événements de ce genre, et d’autres, plus actuels, qui se construisent surtout en relation avec leurs pairs et ceux qui les ont précédé.

Toujours est-il que Tetsuya Chiba est un grand nom du manga, encore très actif aujourd’hui comme il se plait à le montrer au sein de son manga, ayant notamment créé en 2005 un département Manga à l’université Bunsei, où il enseigne encore aujourd’hui (oui, à 84 ans !). Il est également investi dans le prix Tetsuya Chiba, pour lequel il participe à la sélection des titres récompensés. Ainsi, il reste à son âge très investi dans son médium, et cet aspect transparaît concrètement dans sa série autobiographique, qui établit de nombreuses passerelles entre passé et présent, témoignant de la volonté de l’auteur d’être un passeur.

Le rythme de publication de Journal d’une vie tranquille et son importance sur le fond et la forme

Tetsuya Chiba l’évoque avec humour dans les premières pages de la série, Journal d’une vie tranquille est une commande que l’auteur a accepté après insistance de son agent, qui l’a notamment convaincu via un argument imparable : Chibason éditrice est jeune et jolie. Cet élément récurrent dans la série, que je prends pour une facétie de petit vieux qui veut jouer de cette image de papy un peu libidineux, est surtout là pour expliquer en quoi l’auteur n’était pas serein à l’idée de faire une série de petites histoires de 4 pages, prépubliée de façon bimensuelle dans le Big Comic de Shogakukan. Un rythme qui permet à l’auteur de s’économiser, ce qui n’est pas un mal vu son âge.

Économie relative, car s’il a peu de pages à coucher sur papier, il les fait quand même en couleurs, couleurs qui sont par ailleurs de toute beauté, et qui est parfaitement retranscrite sur l’objet que propose Vega, dans un grand format avec un papier de qualité, où la couleur justifie le prix qui peut paraitre élevé de prime abord (11€ le premier tome de 130 pages, et 15€ les tomes suivants d’environ 140 pages). Un très bel objet qui rend honneur au projet éditorial.

Car Chiba écrit donc des petits chapitres de 4 pages, qui racontent une anecdote spécifique, parfois développée sur 2 à 3 chapitres, racontant sa vie de façon relativement chronologique, s’autorisant malgré tout des digressions, bonds dans le temps et retours au présent. Mine de rien, cette structure narrative et ce format ultra court contribuent à la qualité de la série, l’auteur arrivant à tirer le meilleur parti de cette contrainte (chose qui suscitait pourtant des craintes comme il l’explique au début). Cela lui permet notamment de faire des liens tout naturellement entre passé et présent, densifie son récit qui fait parfois oublier qu’il est autobiographique, pour mieux remettre cet aspect en avant ensuite.

mort de mizukiIl a également un fort côté « chronique », notamment dans les passages au présent où l’auteur évoque son travail actuel (à plus de 80 ans, rappelons-le !), sa santé, le contexte global, notamment le Covid. Des éléments qui donnent une très grande valeur au titre, qui est finalement un projet sur le long cours et assez libre d’un géant du manga, qui n’hésite pas à se dévoiler, parfois avec émotions, d’autres fois avec humour, mais toujours en rappelant à notre esprit l’Histoire avec un grand H, l’Histoire du manga (qui mérite aussi un grand H) telle qu’il l’a vécue, et son Histoire personnelle, qui approche de sa fin, on s’en doute. Le simple fait de convoquer régulièrement le souvenir de gens qu’il a connu et qui sont morts aujourd’hui nous rappelle cette fatalité.

J’insiste énormément sur cela, car non seulement ça infuse de façon constante dans la série, mais aussi et surtout, car à l’heure où les retraites sont une vraie question, voir un homme de plus de 80 ans travailler encore autant, sur plusieurs fronts et dans ce domaine en particulier, suscite un sentiment singulier. Au cours de ma lecture, je suis à la fois peiné de me dire qu’il travaille encore à son âge, en même temps que je trouve son témoignage (fruit d’un vrai travail donc) précieux et important pour le lectorat. J’espère au moins qu’il ne travaille pas par nécessité et que le plaisir reste prédominant. Au moins, le format de son titre fait qu’il peut s’économiser un tant soit peu.

Toujours est-il que la valeur et la profondeur de ce manga viennent selon moi en partie de ce côté « témoignage » d’un grand auteur sur la fin de sa carrière, qui garde pourtant une grande vitalité dans son écriture. Ainsi, quand bien même le titre est très chargé émotionnellement, que ce soit à cause des événements historiques évoqués, ou de ce côté un peu funèbre du titre, Chiba conserve une grande joie et beaucoup d’humour, qui transparait dans le manga. Car au-delà de tous les éléments que j’ai noté précédemment, c’est avant tout un manga particulièrement agréable à lire, où les chapitres courts s’enchainent à une vitesse insolente (me concernant, j’ai enchainé les quatre tomes en quelques jours sans m’en rendre compte), sans la moindre baisse de régime.

En conclusion

Je ne sais pas si j’ai vraiment réussi à rendre honneur à cette série, notamment car je ne me sens pas forcément à l’aise pour parler de cet auteur. Je ne connais pas grand chose à l’Histoire du manga, tout comme je connais à peine le travail de Tetsuya Chiba (je n’ai lu qu’un tome de Ashita No Joe). Je constate d’ailleurs que, à moins de lire des mangas dans leur langue originale (ou pourquoi pas des traductions d’autres pays, car l’auteur a peut-être été édité ailleurs, qui sait ?), il est bien compliqué d’avoir une vraie connaissance du mangaka, puisque comme je l’ai noté, Journal d’une vie tranquille n’est pour le moment que le second titre de l’auteur paru chez nous.

De ce fait, j’espère surtout que ce titre, de par le fait que Tetsuya Chiba l’homme et le mangaka en soit le cœur, donnera envie aux lecteurs de s’intéresser davantage à son travail, et aux éditeurs de le publier chez nous. Car au fil des chapitres, les évocations de son travail, de comment il voit son métier et les titres qu’il a produit poussent vraiment à la curiosité, mais en l’état, il est compliqué d’étancher notre soif. Et cela contribue clairement à la valeur et à la tonalité émotionnelle de cette série à mes yeux, qui au-delà de sa qualité propre (qui est très grande), parle avec intelligence d’une certaine vision de son médium et de son histoire. Mais, c’est avant tout une petite merveille d’écriture et un très beau manga, qui vaut pour lui-même, au-delà de toutes ces considérations contextuelles, et c’est bien le plus important.

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9 commentaires

  1. Ayant beaucoup aimé son travail sur Ashita ni Joe et ayant également apprécié Une vie dans les marges, qui offre aussi une biographie de mangaka, je me dis que ce titre pourrait me parler. J’ai juste peur du format court de la narration. Il faut que je teste ^^

    Aimé par 1 personne

    • J’en suis ravi, et ça me fait plaisir si tu trouve qu’on ressent l’émotion, j’ai eu un peu du mal à l’écrire cet article, et ke l’ai repris pour changer le ton en cours de route car ça n’allait pas.

      Au final, si on comprend que je trouve ça émouvant l’histoire d’un vieux qui voit tous les gens qu’il connaît crever qui parle de sa jeunesse, c’est déjà pas mal !

      Aimé par 1 personne

  2. Ha Ashita no Joe!

    Un souvenir impérissable pour moi et l’œuvre qui m’a redonné envie de lire du manga.

    J’avais un peu zappé cette sortie mais vu tes commentaires et l’auteur concerné, je vais essayer d’y mettre la main dessus^^

    Aimé par 1 personne

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