Astro Boy est surement une des œuvres les plus connues d’Osamu Tezuka, et surtout une borne dans l’histoire du manga, étudiée, citée et décortiquée depuis des années. Si bien que je ne me voyais pas franchement proposer un retour sur ce titre emblématique compte tenu du fait que des gens bien plus érudits que moi ont déjà largement défriché la question. Mais j’avais quand même envie de l’aborder d’un point de vue tout personnel, car si je trouve un charme désuet aux aventures du fameux petit robot, c’est surtout son héritage qui me parle le plus, surtout celui qui est le plus évident.
Car, vous le savez surement, Astro Boy a connu plusieurs relectures et réinterprétations, la plus connue étant Pluto de Naoki Urasawa, héritier pas du tout dissimulé de celui qu’on appelle Le Dieu du Manga. Mais on peut également citer Atom the Beginning, et même en dépassant le cadre de cette seule série, d’autres titres de Tezuka ont connu des relectures modernes.
Mais ici, on va se concentrer sur le cas de Pluto, pour la simple et bonne raison que c’est non seulement la seule relecture d’une histoire de Tezuka dont j’ai fait l’expérience, et également la seule dont je connaisse l’histoire d’origine.
C’est donc parti pour une réflexion autour de la question de la réinterprétation d’une histoire importante, mais qui date, et de la façon dont un Auteur avec un grand A se réapproprie l’œuvre d’un de ses maitres !
Avant de commencer, précisons que cet article s’inscrit dans le cadre du Challenge Osamu Tezuka que propose mon camarade et ami blogueur Papa Lecteur. Je vous invite à voir son article récapitulatif, ainsi que jeter un oeil sur son blog via le lien inséré précédemment, car il gagne à être connu !
Resituons l’histoire d’origine et Pluto
Même si Astro est un personnage emblématique, ça ne fait pas de mal de resituer (très rapidement) son univers. Astro Boy, ou Astro le petit robot, est la série la plus populaire de Tezuka, publiée entre 1952 et 1968, écoulée à plus de 100 millions d’exemplaires, avec une batterie folle de produits dérivés de toutes sortes, notamment un anime dès 1963. Cette licence a eu un impact majeur sur la façon d’appréhender l’exploitation d’une propriété intellectuelle issue du manga, si bien que je pense qu’il est fondamental de se pencher sur la question afin de voir son impact sur l’histoire de son médium et sur le « Media Mix » japonais en général.
Et Le Robot le plus fort du monde est donc une des histoires d’Astro Boy, car la série est très feuilletonnante, dans le sens où les différentes intrigues sont autonomes, se contentant de réexploiter les mêmes personnages et l’univers. La seule chose à savoir est que Astro est un robot créé par le professeur Tenma suite à la perte de son fils Tobio, et qu’il est élevé par le professeur Ochanomizu. Le petit robot vit donc tout à tas d’aventures, où il affronte d’autres robots ainsi que diverses menaces.
L’histoire Le Robot le plus fort du monde le met aux prises avec un certain Pluto, le robot le plus fort en question, créé dans le but de détruire les robots les plus puissants afin d’assurer à son créateur une certaine domination. Une structure narrative simple, qui permet un enchaînement de combats et une morale assez simple qu’on détaillera par la suite.
L’histoire est particulièrement remarquable par sa longueur tout d’abord, s’étendant sur 180 pages alors que la plupart des aventures d’Astro font 30 à 50 pages. Il semblerait qu’elle ait fait grand bruit en son temps, devenant une des plus appréciée de la série. Ce qui est certain, c’est qu’elle est aujourd’hui particulièrement populaire et mise en avant grâce à sa réinterprétation par Naoki Urasawa et son co-scénariste Takashi Nagasaki.
En effet, de 2003 à 2009, les deux compères ont écrit la série Pluto, réinterprétation de cette histoire, qui s’étend sur 8 tomes, soit dix fois plus de pages que le titre d’origine. Cette réinterprétation a débuté à l’occasion de la date de naissance fictive d’Astro (sensé être né le 7 avril 2003 dans la diégèse de l’histoire), sous la supervision du fils de Tezuka.
Mais surtout, le fait de voir Urasawa, un des plus importants mangakas de son temps, se réapproprier l’œuvre de celui qui lui a donné envie de se lancer dans le métier est un symbole fort. Et ce n’est d’ailleurs pas anodin si, sur le nombre grandissant de séries réinterprétant l’œuvre de Tezuka, Pluto fait figure de modèle. Je pense que c’est dû autant à des raisons qualitatives (Pluto est indéniablement un chef d’œuvre) qu’à l’aura d’Urasawa, chacune de ses séries étant considérée avec déférence.
Quoi qu’il en soit, Urasawa et Nagasaki ont décidé de s’attaquer à ce gros morceau, en s’appropriant totalement le matériau de base, le modelant à leur style si bien qu’il porte totalement l’ADN des deux auteurs, tout en restant très respectueux du travail de Tezuka, comme nous allons le voir.
Résumé intégral du Robot le plus fort du monde
Si je vais éviter de faire des révélations importantes concernant Pluto, ne voulant pas vous gâcher la découverte d’un manga qui mise quand même beaucoup sur le suspense, je vais me permettre de raconter l’intégralité de l’histoire du Robot le plus fort du monde, pour une simple raison : l’écriture apparaît aujourd’hui tellement simpliste et désuète que révéler les tenants et aboutissants du récit ne gâchera franchement pas la lecture.
C’est d’ailleurs un des éléments que je souhaite mettre en exergue dans cet article : le récit de Tezuka ayant plus de cinquante ans, il est clairement très simple et désuet pour des lecteurs et lectrices d’aujourd’hui. Mais je considère qu’on ne peut pas lui en tenir rigueur, et qu’il faut faire un effort de contextualisation dans ce genre de cas. Les mécaniques d’écriture ne cessant d’évoluer, on ne peut pas reprocher à une histoire de cette époque de ne pas avoir la complexité dans le déroulement ou dans le traitement des personnages que l’on attend d’un titre contemporain.
Ainsi, si tout semble à la lecture cousu de fil blanc, que les personnages sont esquissés à très gros traits et qu’il s’en dégage une forme de distance dans la lecture que l’on peut en avoir, tant certains éléments sont un peu gros par rapport à nos standards, la lecture reste surtout intéressante en tant que témoin d’une époque.
Pour ce qui est du récit, il est on ne peut plus simple. Le professeur Abullah (Aboora dans la traduction d’Astro) crée pour le sultan le robot Pluto, dont la fonction est de détruire les sept robots les plus forts du monde. Il ne peut contrevenir aux ordres du sultan et va donc s’exécuter, affrontant et détruisant chaque robot un par un, à l’exception notable d’Astro, qu’il affrontera plusieurs fois mais n’arrivera pas à vaincre.
En réalité, Astro va même sauver Pluto, qui décidera de ne pas le tuer lorsqu’il en aura l’occasion, pour payer sa dette. Le Pluto de Tezuka est un robot qui semble plutôt bon, ne souhaitant pas réellement tuer les autres, mais n’ayant pas le choix. On sent une volonté de psychologisation autour du personnage, qui est cependant très limitée et qui prête même à sourire pour nous, puisque certaines séquences sont à la limite du « bonjour robot, désolé mais je dois te tuer bien que tu sois un bon gars, car je n’ai pas le choix ».
On sent clairement le côté récit pour enfant, à la morale assez simple mais néanmoins assez jolie pour un jeune public, qui pourrait d’ailleurs tout à fait apprécier la lecture au premier degré encore aujourd’hui. Car le récit met en exergue l’absence de sens de la violence, et se conclut avec le sacrifice de Pluto, face à un robot plus fort encore. La morale principale du manga étant que rechercher la force n’a pas de sens, et que la véritable force vient du fait de protéger les autres et la vie en général.
Ainsi, la notion de Robot le plus fort du monde est traitée de façon très intéressante, Pluto étant le plus fort durant tout le récit, jusqu’à la conclusion où un robot encore plus fort arrive en tant que Deus ex Machina. Mais surtout, on comprend que finalement, le véritable robot le plus fort du monde est Astro, car bien qu’il n’ait pas la puissance de frappe de Pluto, il est celui qui met sa force au service des autres.
Encore une fois, si la morale est relativement simple et convenue pour un lectorat adulte d’aujourd’hui, elle fonctionne plutôt bien pour un jeune public, qui reste la cible privilégiée de la série.
Ainsi, Tezuka a proposé une histoire sommes toutes relativement simple, ancrée dans son époque, qu’Urasawa et Nagasaki ont du se réapproprier totalement afin de lui donner du corps et de la texture, car si on pouvait accepter il y a plus de cinquante ans une intrigue où chaque intervenant n’est là que pour se battre et mourir en quelques pages, c’est plus compliqué aujourd’hui de se contenter de ça.
Comment Urasawa s’est approprié Pluto
Sans aller jusqu’à faire un catalogue fastidieux qui en plus gâcherai la surprise, je vais un peu mettre en avant certains choix d’adaptation qui me semblent éclairants, sans rien dévoiler d’important concernant l’intrigue de Pluto.
Si Urasawa et Nagasaki ont conservé une structure de récit similaire, l’ambiance globale est déjà très différente. Alors que l’histoire de Tezuka était plutôt orientée vers l’action, Pluto est clairement un récit policier prenant le temps de dérouler une enquête riche en mystères et révélations. Deux éléments éclairent particulièrement ce choix.
Tout d’abord, Pluto est évoqué mais très peu montré jusqu’à un certain stade du récit chez Urasawa, là où Tezuka révélait son apparence dès le début, et ne mettant en scène aucun mystère quant à sa nature. Ce point est bien plus travaillé chez Urasawa, donnant un sens très fort à l’identité de Pluto et de son créateur, lié à l’univers global du récit, lui-aussi infiniment plus dense et travaillé que dans l’histoire d’origine. Le second changement majeur est que Gesicht devient le personnage principal dans l’histoire d’Urasawa, idée de génie s’il en est selon moi.
Astro devient un personnage en retrait, introduit dans les dernières pages du premier tome, créant une certaine surprise. Mais surtout, Gesicht, inspecteur d’Europol et également un des robots les plus puissants du monde, est largement plus développé que dans l’histoire d’origine, où il apparaît en tout et pour tout sur cinq pages. En prenant cet inspecteur qui enquête sur les meurtres, Urasawa assoit le côté policier de son histoire, tout en densifiant considérablement son récit.
De plus, Urasawa introduit un certain nombre de personnages inédits, dont le robot meurtrier Brau 1589, permettant de dresser un parallèle très bien pensé avec Le Silence des Agneaux, le chef d’œuvre de Jonathan Demme (voir l’excellent article de La Base Secrète à ce sujet). Cette inspiration saute littéralement aux yeux, et contribue une fois de plus à l’aspect thriller de l’œuvre, totalement absent de l’histoire d’origine.
Et si Gesicht est clairement le personnage qui gagne le plus en terme de caractérisation, tous les autres robots parmi les plus forts du monde sont densifiés, à l’image de North II, dont le traitement est à la fois très fidèle à l’histoire d’origine tout en lui apportant beaucoup de corps et une portée symbolique qui était absente chez Tezuka.
Globalement, on peut dire qu’Urasawa utilise tous ses personnages et ses éléments de récit pour appuyer ses thématiques avec force et cohérence. Cohérence que l’on retrouve dans l’écriture de l’univers, beaucoup plus dense que dans l’histoire d’origine. Il crée un passif historique commun entre les robots les plus forts, développant des thématiques autour de la guerre qui se greffent au cœur du récit et du message de paix que développe Tezuka.
De même, il trahit quelque peu le déroulement original concernant Astro, le connectant cependant de façon logique à l’intrigue de Gesicht. Et malgré les différences, on sent des renvois habiles à l’histoire d’origine, puisque même si le développement diffère, Urasawa réemploie l’idée d’upgrader Astro en cours de récit afin de le rendre de taille à affronter Pluto.
Et plus globalement, le récit d’Urasawa se permet d’être moins focalisé sur un personnage et sur un récit linéaire, développant plusieurs sous-intrigues qui contribuent à densifier le tout, et à développer davantage ses thématiques concernant la guerre et le cycle de la haine.
Car si l’histoire de Tezuka avait une morale assez simple sur ce qu’est véritablement la force, et le côté vain de chercher à être le plus fort, Urasawa développe un discours plus subtil, mais néanmoins lié à l’œuvre d’origine, sur la vacuité de la haine et le fait qu’elle soit stérile. Ce discours passant par le personnage de Gesicht, mais aussi par Astro et Pluto. Et si la fin du récit diffère par plusieurs aspects, elle rejoint sur de nombreux points celle que Tezuka avait mis en scène et en partage la portée humaniste.
En conclusion
Ainsi, avec Pluto, nous sommes clairement face à un cas d’école en terme d’interprétation et de réappropriation d’une histoire. Il fallait selon moi un auteur de la trempe d’Urasawa, au style très marqué et reconnaissable au premier coup d’œil, pour réécrire avec autant de panache l’œuvre du Dieu du Manga. Urasawa et Nagasaki ont eu l’intelligence de respecter les éléments importants de l’intrigue d’origine, tout en apportant les modifications nécessaires pour rendre le récit plus contemporain et universel.
Ce faisant, ils densifient une histoire qui apparait aujourd’hui comme très désuète, tout en contribuant à conserver l’intérêt autour d’elle, puisqu’on a chez nous tendance à connaitre Le Robot le plus fort du monde surtout parce qu’elle est la source de Pluto, une série majeure.
Et c’est en opérant les modifications nécessaires et une actualisation extrêmement poussée qu’Urasawa et Nagasaki arrivent finalement à faire ressortir la substantifique moelle de l’œuvre de Tezuka et son message de paix, qui semble quant à lui, toujours autant d’actualité.
Pour aller plus loin :
La Base Secrète – Quelles différences entre Pluto et Astro
Papa Lecteur – Challenge Lecture Osamu Tezuka
Ma Mangathèque Idéale #12 : Pluto
Figures de l’enfance et parentalité dans Pluto
Comme toujours je suis admirative devant la qualité de tes articles. Celui-ci est passionné et m’apprend plein de choses + me donne toujours plus envie de relire Pluto et de découvrir Astro dans sa version originale. Merci 👏
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Pluto, ça se relit sans fin !
Pour Astro, comme j’ai essayé de le dire, il y a quand même un côté très daté et désuet dans l’écriture (pour l’esthétique, franchement je trouve que ça passe toujours très bien), mais si on se met dans le mood, c’est très agréable.
Merci à toi pour ce commentaire qui me fait très plaisir !
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C’est avec plaisir 😉
Et oui, j’ai bien noté ça et je trouve ça très chouette que tu mettes bien les choses dans leur contexte à ce sujet. On sait sur quoi on va tomber comme ça.
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Toujours aussi passionnant! Le // entre les 2 oeuvres est très intéressant et met clairement en avant la relation et la distance qui existe entre les deux récits. Il est clair qu’on sent un côté peut être plus enfantin dans les récits de Tezuka mais comme tu le dis ils n’en demeurent pas moins intéressant.
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Oui, et puis si l’on gratte un peu le vernis enfantin et assez désuet/daté de l’écriture, il y a malgré tout des réflexions parfois très pertinentes qui sont encore d’actualité !
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Je suis tout à fait d’accord et je pense qu’on le doit à l’époque et au vécu de cette génération! D’ailleurs c’est un point commun des auteurs du « patrimoine » je trouve, le fait que leurs réflexions soient encore bien souvent d’actualité (ce qui est d’ailleurs assez triste…).
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Oui, je me disais la même chose et je partage cette tristesse, en effet.
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Surtout quand ils osent aborder des sujets graves auxquels la population s’intéressait peu, voire pas du tout. Et c’est là que le constat est le plus triste.
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Bon est ce que je peux lire cet article sans avoir terminé Pluto ou ça va me spoiler des choses ? Je demande avant de me lancer, au pire je le garde pour plus tard :3
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Non, tu peux y aller. Ca ne spoile que le fait que Gesicht est le personnage principal, donc ça va.
Par contre je spoile totalement l’histoire de Tezuka, mais comme elle est cousue de fil blanc, c’est pas un problème.
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bonjour, comment vas tu? enfant, j’étais fan d’astro. je devrais peut etre bien lire pluto alors 😉 passe un bon jeudi et à bientôt!
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Tout va très bien, un jour férié en milieu de semaine, ça fait toujours plaisir ! J’espère qu’il en est de même pour toi.
Je conseille Pluto à tout le monde, et encore plus si on aime Astro, qui donne un regard nouveau sur cet univers !
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J’aime pas quand tu fais ce genre d’article, parce que je finis presque systématiquement par ajouter le titre dont il est question dans ma PAL !
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C’est pas grave ! On est tous dans ce cas là t’en fais pas !
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[…] Le robot le plus fort du monde (Astro Boy) […]
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Un article passionnant qui me plonge dans un univers que je connais mal. Bravo.
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Je le connais assez mal aussi au final, je n’ai pas lu tous les volumes chez Kana et je ne me suis pas trop penché sur tout ce qui s’est fait autour d’Astro.
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Plus que moi en tout cas.
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