Ma Mangathèque Idéale #7 : Billy Bat de Naoki Urasawa

Billy Bat

Il y a des œuvres qui donnent le vertige, qui sont d’une telle richesse et développées avec un tel talent qu’elles nous marquent une fois lues. Billy Bat de Naoki Urasawa et son co-scénariste Takashi Nagasaki est clairement de celles-ci à mes yeux.

Ce qui pose un problème quand il s’agit de l’aborder sur un blog, car il faut réussir à retranscrire en mots l’expérience de lecture, mais dans le cas de ce manga, il faut en plus réussir à exprimer à peu près clairement à quel point la complexité de l’œuvre la rend brillante. Je vais quand même tenter au mieux d’expliquer en quoi ce manga m’a totalement bouleversé, et cet article sera suivi plus tard par d’autres qui se voudront plus « analytiques » sur certains points du manga, notamment sa fin, ou encore l’écriture du personnage de Lee Harvey Oswald. Ceci étant dit, resituons un peu cette série si particulière.

Billy Bat est un seinen co-écrit par Naoki Urasawa et Takashi Nagasaki, publié entre 2009 et 2016 à un rythme bi-mensuel dans le magazine Morning de Kodansha. La série fait au final 20 tomes et a été éditée en France par Pika, dans une édition plutôt belle proposant notamment beaucoup de pages couleurs du meilleur effet. Le titre est souvent présenté comme le plus ambitieux d’Urasawa, et pour ma part, il est devenu un de mes mangas préférés.

Peut-on résumer Billy Bat ?

Je vais essayer de résumer du mieux que je peux Billy Bat, sans spoiler par ailleurs, car l’intrigue est des plus complexes, se déroulant sur une temporalité très longue (on pourrait presque dire des origines de l’humanité jusqu’à la fin du XXIe siècle).

Kevin et BillyPour synthétiser les bases de l’intrigue, on peut dire que l’on suit Kevin Yamagata, auteur de comics américain né de parents japonais, qui connaît un certain succès en 1949 avec sa bande dessinée Billy Bat. Mais il va apprendre que ce personnage est un plagiat involontaire, qu’il aurait vu lors d’un voyage au Japon. Il va donc partir en quête de cette figure et se retrouver prit dans une spirale conspirationniste qui pourrait amener à la fin du monde.

Précision importante, le personnage de Billy Bat semble au fil des époques être apparu en vision à un certain nombre de personnes, dont Kevin Yamagata, et apporterait une forme de pouvoir prophétique permettant d’anticiper des événements historiques majeurs (un des premiers présentés dans le manga étant l’assassinat de Kennedy), qui se retrouvent mis en scène dans la bande dessinée Billy Bat.

SmithAinsi, on peut dire qu’on est face à un récit historico-conspirationniste, qui analyse l’histoire de l’humanité dans sa globalité en mettant particulièrement l’accent sur la civilisation américaine depuis le vingtième siècle, tout en y intégrant une dimension fantastique qui vient encore complexifier le tout. Et, pour ajouter encore à la densité globale, on trouve une mise en abyme du travail d’auteur de bande dessinée et un discours filé tout au long de la série sur ce point.

Et quand je décris la série comme ça, je fais un résumé minimum, évitant toute forme de spoil et en ne mettant pas l’accent sur les nombreuses ramifications d’une intrigue qui est résolument complexe, se déroulant sur plusieurs décennies avec même quelques renvois à des événements largement antérieurs, et, dans la grande tradition des histoires d’Urasawa, un très grand nombre de personnages vont intervenir et être conséquemment développés.

Vous l’aurez compris, un élément qui caractérise Billy Bat est son ambition, sa densité et sa richesse thématique. D’où le fait que je souhaite proposer plusieurs articles sur le titre afin de tenter d’en capter la richesse. Et cette intrigue ultra complexe est donc racontée d’une façon qui l’est tout autant.

Une structure narrative complexe

Si vous avez déjà lu une série de Naoki Urasawa, vous savez certainement que cet auteur a du mal à se contenter de structures narratives linéaires classiques. Il y a toujours un élément récurrent qui est qu’il aime proposer une riche galerie de personnages et les développer durant toute l’intrigue (sauf quand ils meurent, évidemment), là où d’autres auteurs auraient fini par mettre de côté certains personnages rapidement.

Cela crée un réseau relationnel complexe autour de Kevin Yamagata, mais pas que, car il y a un autre personnage qui va avoir une importance équivalente dans le récit. Les personnages vont et viennent au fil du récit, avec de nombreux retours sur des moments clés de leur vie afin de comprendre leur caractérisation et leur implication dans le récit.

Kevin GoodmanEt surtout, chacun est vraiment densément développé comme Urasawa sait vraiment très bien le faire, ce qui donne dans toutes ses séries un sentiment que j’aime beaucoup : on a vraiment la sensation que les personnages existent au-delà de leur rôle dans le récit et cela les rend plus vivants et plus consistants. Et c’est vraiment quelque chose que je pourrai dire pour toutes les séries d’Urasawa que j’ai lues.

Mais si ce réseau de personnages contribue déjà à rendre la structure narrative complexe (mais toujours claire !), ce qui va vraiment demander d’être bien concentré dans la lecture, c’est le fait que le récit multiplie les temporalités, et fasse des allers et retours fréquents afin d’éclairer certains éléments du récit. Le site spécialisé dans l’œuvre d’Urasawa La Base Secrète a d’ailleurs fait une chronologie des événements de la série qui permet de s’y retrouver plus facilement (par contre je ne sais pas pourquoi, mais elle s’arrête en 2001 alors que le récit va plus loin).

J’ai particulièrement aimé cette structure narrative car elle est au service d’une ambiance et d’un rythme narratif particulièrement efficace, distillant parfaitement ses révélations et ses mystères pour faire du manga un véritable page-turner.

De plus, ces allers et retours dans le temps sont au service de l’intrigue globale, puisque comme je l’ai dit, la figure de Billy Bat a parcouru l’histoire de l’humanité depuis ses débuts, et semble avoir impacté la civilisation dans certains de ses épisodes majeurs. De ce fait, le travail sur la temporalité est très important dans la façon d’annoncer certains événements historiques connus (j’ai déjà cité l’assassinat de Kennedy, mais il y en a d’autres), et dans la gestion du suspense lié à ces événements.

Et j’ai aussi le sentiment que ça appuie une des idées du manga, qui est que le passé influe sur le présent qui lui aussi influe sur le futur. Cette notion de temps et de l’impact des événements est effectivement au cœur de la série et je pense que le fait d’adopter une narration non linéaire retranscrit bien cet aspect en plus d’être très efficace en terme narratif.

Billy Bat, une figure fascinante et mystérieuse

Évidemment, si le manga porte le nom de la fameuse chauve-souris, ce n’est pas pas pour rien. Le personnage apparaît sur plusieurs niveaux de lecture :Billy Bat tome 1 le récit est encadré par la bande dessinée Billy Bat, puisque le tout premier chapitre du manga est un chapitre de la BD (j’espère que je suis clair), et l’histoire se termine également sur les dernières pages de la BD Billy Bat. De plus, Urasawa va durant tout le récit mettre en scène des planches de la BD, parfois en couleurs, parfois inachevées, dans un but narratif (bien que celui-ci ne soit pas toujours évident). Ainsi, le personnage de Billy Bat est omniprésent en tant que personnage de bande dessinée, mais il est aussi central en tant que personnage de l’histoire qui entre en contact avec les différents protagonistes.

Car si vous lisez le manga, vous aurez souvent l’occasion de lire des répliques du genre « c’est la chauve souris qui me l’a dit ». Et ceux qui ont la capacité de voir Billy Bat se demandent souvent s’ils voient la noire ou la blanche, car une des deux serait positive alors que l’autre serait négative. De ce fait, une forte aura de mystère entoure le personnage de Billy Bat ainsi que son but, et il peut clairement être vu comme une forme métaphorique du libre arbitre ou au contraire du déterminisme (c’est tout du moins comme ça que je l’envisage). On ne sait pas vraiment quels sont ses objectifs, mais il traverse toute l’œuvre comme une figure fascinante et compliquée à appréhender.

Mais le personnage de Billy Bat et son exploitation dans l’histoire évoquent très clairement des figures populaires connues. Personnellement, le fait de mettre en avant une chauve souris de comics fait que je ne peux m’empêcher de penser à Batman. Mais je pense que la source d’inspiration principale est Mickey Mouse. La question des produits dérivés et de l’exploitation industrielle du personnage étant centrale dans le récit, le lien avec la création de Walt Disney est évident. D’ailleurs, Urasawa a lui même déclaré ceci durant une conférence donnée à Angoulème en 2018 dont la transcription intégrale est disponible sur Manga News :

Le point de départ est la question que je me posais sur des personnages qui peuvent être reconnus par le monde entier. Évidemment je ne nommerai pas ces personnages, mais il y en a qu’on reconnaît tous dans tous les pays. Il suffit de voir sa silhouette pour savoir de quel personnage il s’agit. On le trouve partout dans le monde, même dans la forêt amazonienne ou sur les sacs de dame marchant sur les Champs Elysées, donc il y a comme ça des icônes extrêmement célèbres. Je me suis demandé d’où viennent ces personnages et qui les a créés. Je me dis parfois que ce n’est peut-être pas un humain qui a créé ce personnage, qu’il vient peut-être d’une autre planète, ou que c’est Dieu qui nous l’envoie. Je réfléchissais à toutes ces possibilités sur la naissance de ces icônes reconnaissables partout dans le monde.

L’idée que ces personnages ne soient pas créés par des humains est donc une des bases de son histoire, puisque Billy Bat semble être lui-même responsable de son existence dans la fiction, puisqu’il apparaît auprès d’auteurs qui en font le héros de leurs histoires prophétiques. De là découle également un autre élément central du titre, qui est la place des auteurs de bande dessinée dans l’histoire, qui permet de mettre en abyme le travail de mangaka. Je ne vais pas trop développer ce point car on arriverait vite en zone spoil, et je pense écrire un article dédié à cette thématique prochainement.

Quoi qu’il en soit, le mystère entourant Billy Bat et la question de si l’on est en présence de la bonne ou de la mauvaise chauve souris nous tiennent en haleine durant tout le récit, jusqu’à une conclusion vraiment bienvenue selon moi.

En conclusion : une série à la hauteur de ses ambitions

Il est compliqué de réussir à retranscrire la densité et la complexité de Billy Bat sans trop en dévoiler. J’ai tenté de mettre en avant les éléments qui rendent cette série si fascinante à mes yeux, et qui ont fait qu’elle fait désormais partie de mon panthéon mangaesque (comme la plupart des séries d’Urasawa, je dois bien l’avouer).

Ce titre n’est pas celui qui fait le plus l’unanimité chez les fans de l’auteur. On lui reproche souvent sa structure trop complexe pour pas grand chose, ses personnages trop peu marquants, ou encore une fin décevante. Je dois avouer que pour ma part, je n’ai aucun reproche à faire à cette série que je trouve au contraire menée de main de maître de A à Z. Après lecture d’interviews d’Urasawa dans le cadre de la rédaction de cet article, j’ai constaté que l’auteur avait pour habitude de voir au fur et à mesure où son histoire allait l’amener, et qu’il ne faisait pas de plans à l’avance sur le déroulement et la finalité des événements. J’en suis d’autant plus étonné qu’il y a toujours une rigueur extrême dans son écriture qui donne au contraire l’impression que tout est parfaitement goupillé depuis le départ ou presque.

Quoi qu’il en soit, Billy Bat est encore un coup de maître pour Urasawa, et son aspect méta discursif rendent la série et son auteur encore plus fascinants. C’est une lecture qui marque, qui invite à la réflexion à la fois sur ce qu’on est en train de lire, sur notre position en tant que lecteur, mais aussi en tant qu’individu dans ce monde.

29 commentaires

    • C’est en tout cas ce que j’ai ressenti à la lecture.
      Alors les éléments très loin dans le temps sont assez rapidement évoqués, mais on passe quand même les 3/4 de la série entre les années 40 et après 2001, tout en suivant les mêmes personnages. C’est un des points qui m’a marqué.

      De toute façon, j’ai vraiment tout adoré dans cette serie et j’espère avoir à peu près réussi à retranscrire mon enthousiasme dans mon article.

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      • Je te confirme qu’on sent ton enthousiasme, ce qui permet de dépasser une certaine appréhension parce que j’avoue (et j’espère ne vexer personne) que je me tourne vers les mangas pour le côté lecture sans prise de tête et rapide alors que cette série semble requérir quand même une certaine attention et rigueur dans la lecture.

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  1. Cette série ne me donnait pas spécialement envie, je ne sais pas pourquoi (l’auteur est Urasawa, tout de même). Mais comme j’ai eu des avis mitigés, ton article rééquilibre un peu la balance qui penchait du côté négatif à la base.

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  2. Encore un titre d’Urasawa sur ma liste de manga à commencer. Même s’il y est depuis un certains temps, ton article ma conforté dans l’idée de commencer la série.

    Je dois avouer que, mis à part les titres en ma possession, j’aimerais avoir toutes les oeuvres d’Urasawa. L’avantage de Billy Bat c’est que c’est fini en 20 tomes et je pourrai tout lire d’une traite 😀 Pour mieux savourer 🙂

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    • En effet, pour moi tout lire d’une traite, c’est vraiment la meilleure façon de lire du Urasawa.
      Dailleurs en septembre j’achèterai les premiers tomes de l’édition perfect de 20th Century Boys, mais je sais que j’emprunterai les suivants en mediatheque pour pouvoir enchaîner ensuite.
      Et je suis comme toi, j’aimerai à terme avoir tous les Urasawa chez moi !

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  3. Une des séries d’Urasawa que je n’ai pas encore lu ! J’espère avoir l’occasion de m’y mettre l’an prochain (ça semble compliqué pour cette année vu tout ce que j’ai en cours). Je vois qu’il ne déroge pas à la règle Urasawa = valeur sûre. Et pour finir un très bon article encore une fois !

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  4. Je n’ai lu que quelques tomes de Monster et ceux d’Asadora mais Urasawa fait vraiment partie des auteurs qu’il faut que je suive.
    Billy Bat à l’air absolument magistral !
    Mais ça ne sera pas pour tout de suite puisque j’avais pour projet de commencer Yawara et 20th Century Boys avec leurs nouvelles éditions de septembre et octobre.

    J’aime beaucoup ton écriture en tout cas !

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    • Merci beaucoup à toi 🙏

      J’espère que tu auras l’occasion de le lire, ce fût une grosse claque pour moi !

      J’ai la chance d’avoir pu l’emprunter en médiathèque, parce que je n’ai que les 6 premiers tomes.
      Mais pareil, je vais découvrir aussi Yawara et 20th Century Boys avec ces nouvelles sorties.

      Pluto et Monster aussi sont géniaux, tout comme Happy !
      (Tout ce qu’il a fait quoi 😆)

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      • On découvrira peut-être ensemble du coup.
        J’ai commencé à m’intéresser à Urasawa et à Asano en février de cette année vraiment d’où le fait que j’ai surtout lu Asadora.

        Mais son écriture !

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  5. […] Billy Bat de Naoki Urasawa J’ai noté ce titre il y a tellement longtemps que j’ai commencé ma lecture depuis ! J’étais très intriguée par ce manga à l’esthétique un peu comics qui prend place dans un après-guerre mondiale et met en scène un personnage fictif qui se retrouve dans beaucoup d’oeuvres à travers le temps. C’est mystérieux, on sent que le scénario va dépasser nos attentes. Une belle découverte de l’ombre ! […]

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  6. […] Quelles sont tes conseils lectures, coup de coeur? Pareil que pour la précédente question, c’est très large donc je pourrai en citer beaucoup. Mais clairement, actuellement il y a deux mangas que je mets au dessus de tout le reste, qui sont Prisonnier Riku de Shinobu Seguchi et Real de Takehiko Inoue. Dans les deux, on retrouve une portée humaniste forte et un travail sur les personnages particulièrement poussés, qui contribuent à la portée émotionnelle des œuvres. Ils représentent une forme d’idéal de création fictionnelle, qui a le potentiel de bouleverser notre vision des choses et notre rapport au monde.Mais j’aurai aussi pu citer Vinland Saga, Family Compo, Slam Dunk ou les mangas d‘Urasawa, en particulier Billy Bat. […]

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  7. Je viens de commencer la série et j’avoue que je suis fan. Les scénaristes montrent aussi leur savoir de l’Histoire de leur culture et de l’influence des autres. J’en suis au tome 3 mais on parle de Nobunaga qui voulait unifier le Japon et permettre aussi l’ouverture à l’étranger dont les EU. Même s’ils construisent le récit progressivement et comme tu l’écris c’est très surprenant. Ils ont un bon bagage culturel.
    j’ai noté les références à Nagasaki et Hiroshima, faites aussi discrètement dans Pluto. Urasawa a connu les bombes nucléaires et a laissé des traces. Est-ce l’avidité des hommes qui les poussent à détruire ou une sorte d’esprit malin? On verra.
    Merci pour ton article, comme d’habitude très intéressant.

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    • Merci beaucoup à toi pour ton petit mot !
      Je pense que Billy Bat est vraiment mon Urasawa préféré, il m’a retourné du début à la fin, et est d’une telle richesse. Comme tu le dis, on sent le bagage culturel des auteurs, qui apporte beaucoup au récit !

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      • Ils montrent aussi que l’Histoire américaine influence sur le reste du monde. Je pense que plus tard on va arriver aux bombes nucléaires. C’est très bien amené et intelligent. J’ai hâte d’avancer dans la série.

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