Mon avis sur… Le Clan des Poe T.1 de Moto Hagio

Le Clan des Poe

Dire que la sortie du Clan des Poe chez Akata est un événement dans  le monde de l’édition de manga en France est un euphémisme. Le titre semble en effet cristalliser plusieurs sujets qui sont clairement dans l’ère du temps chez nous. On pense évidemment à la question du shojo, de son invisibilisation et de son manque de reconnaissance par rapport à son importance dans l’histoire du médium. Mais cette sortie qui inaugure la collection Héritages de l’éditeur renvoie également à l’évolution du lectorat français et de son rapport au manga dit « patrimonial » et la façon dont les maisons d’éditions hexagonales abordent cette question. Enfin, en mêlant ces deux aspects, Le Clan des Poe semble enclancher une démarque de correction d’un manque éditorial flagrant concernant l’histoire du manga, via cette première publication chez Akata d’une autrice majeure dans l’histoire du médium, avec la promesse que d’autres titres de Moto Hagio suivront.

De ce fait, cette sortie mérite d’être abordée en détails, que ce soit pour le contenu de l’œuvre en elle-même (qui reste le point le plus important), mais aussi pour ce qu’elle semble représenter dans le paysage éditorial français, et pour les questions qu’elle soulève. Et, surtout, afin de saluer le geste engagé d’Akata, en cohérence avec la ligne directrice très marquée de l’éditeur depuis des années. Je les remercie au passage pour l’envoi de ce premier volume.

Moto Hagio en France – un manque flagrant

Si l’on s’intéresse un peu au manga et à son histoire, le nom de Moto Hagio et celui du Groupe de l’an 24 – collectif informel d’autrices ayant bouleversé le monde du shojo dans les années 1970 – dit forcément quelque chose. On parle en effet d’un mouvement esthétique qui a vraisemblablement eu un grand impact sur le médium, très populaire au Japon, et qui n’a pas connu un relais à la mesure de son importance en France. Moto Hagio est un des noms qui revient le plus à ce sujet dans les conversations chez le public francophone, notamment pour déplorer le manque d’intérêt des éditeurs hexagonaux la concernant. En effet, il n’y a eu à ma connaissance qu’une Anthologie qui fut publiée chez Glénat en coffret de deux gros volumes (actuellement indisponible), et Le Coeur de Thomas chez Kazé, en rupture depuis longtemps (pour les deux titres, des versions numériques existent).

Ce manque d’intérêt pour l’autrice est représentatif d’un manque d’intérêt plus global concernant le shojo et tout ce qui se rapproche de la création féminine (que ce soit les mangas écrits par des femmes ou ayant des thématiques associées à la féminité). Un constat qui peut se généraliser à la création dans sa globalité, et pas seulement dans le monde du manga. Un exemple qui en vaut mille autres : si tout le monde connait Georges Méliès, célébré comme un des grands cinéastes des premiers temps, combien ont entendu parler d’Alice Guy, première femme cinéaste, pourtant majeure dans le domaine ? (remercions au passage Catel et Bocquet de lui avoir dédié une BD de qualité)

Ainsi, Moto Hagio rejoint la liste des très nombreuses artistes mise à l’index pour cause de secteur dévalorisant tout ce qui a trait à la féminité. Cependant, un mouvement de fond dans la communauté manga se fait entendre depuis quelques temps, notamment autour du #libérezleshojo, et autres initiatives visant à faire montre de pédagogie autour de cette catégorie éditoriale, son histoire et son importance. Une grande entreprise de démontage de clichés et d’idées reçues, avec pour ambition de mettre en avant la diversité du shojo et lui permettre simplement d’exister, au-delà de réflexes sexistes toujours bien ancrés, créant des incompréhensions et des bêtises qui ont la peau dure (le fameux « shojo=romance »).

Petit aparté sur cette question d’ailleurs, tous les débats autour de l’invisibilisation du shojo, des changements de catégorie éditoriale ou tout ce qui s’y greffe chez nous font que certains considèrent qu’il faudrait abolir ces termes qui n’ont pas de sens pour nous. C’est d’ailleurs un sujet régulièrement discuté. Et me concernant, je trouve qu’il faut au contraire les conserver, mais les préciser et les expliciter. Il y a un vrai travail de pédagogie à faire afin de bien ancrer l’idée qu’il ne s’agit pas de genres mais de cibles éditoriales, liées notamment à des magazines de prépublication, et mettre en avant les spécificités qui peuvent en découler. Car je pense malgré tout que, bien que ce ne soit pas des genres, il y a une histoire du shojo comme il y a une histoire du shonen, des courants, des périodes, des magazines, des artistes, etc… qui méritent d’être étudiés et pour lesquels l’appartenance à telle ou telle cible a pu avoir véritablement une importance, qu’elle soit esthétique, historique ou en terme de réception publique et critique.

Un exemple tout bête : si Kentaro Miura admets lui-même que Berserk a une forte influence shojo et pourrait être considéré comme tel, c’est bien qu’il y a des éléments esthétiques ou narratifs hérités de ce type de publication, quand bien même il ne s’agit pas d’un genre à proprement parler. Et je trouve de ce fait qu’il serait dommage de se priver de ces termes qui, malgré tout, ont du sens et une forme d’importance dans l’histoire du médium. Il faut certainement les utiliser différemment et « mieux », mais pas les bannir selon moi.

Ceci étant dit, la démarche de mettre en avant Moto Hagio fait sens chez un éditeur comme Akata, dont la coloration éditoriale se distingue par deux aspects selon moi : d’une part un attrait pour les mangas à fortes thématiques sociétales, et d’autre part une volonté évidente de mise en avant du shojo et des artistes féminines. D’où l’évidence de l’arrivée de Moto Hagio dans leur catalogue, inaugurant par là-même une nouvelle collection.

La collection Héritages de Akata

C’est en juillet de l’année dernière, en pleine Japan Expo, que Akata a annoncé la création d’une collection nommée Héritages, dont le but est de publier du manga patrimonial afin de mettre en avant des titres historiquement importants pour le support. L’éditeur annonce alors que la collection sera dans un grand format en 147x210mm, incluant des pages couleurs dans la mesure du possible, et accompagné d’appareil critique type préface et postface permettant de contextualiser les titres en question.

Un travail éditorial qui semble devenir la norme pour ce qui est du manga patrimonial, qui connait un intérêt croissant depuis quelques années, permettant à de plus en plus de titres importants d’arriver chez nous dans des éditions travaillées. Ici, Akata fait également un choix tarifaire compétitif, en proposant ces volumes à 20 euros. Concernant le premier tome du Clan des Poe, le volume fait plus de 480 pages, soit un tarif très honnête pour une série qui en comptera deux (les deux autres titres déjà annoncés, Confidences d’une prostituée de Takao Saito et Autant en Emporte la brume de Eiko Hanamura seront quant à eux des one shot).

L’éditeur justifie le choix de lancer la collection avec Le Clan des Poe ainsi : « Et pour inaugurer « Héritages », il fallait un titre fédérateur. C’est Le Clan des Poe, de Moto Hagio, que nous avons choisi comme fer de lance de cette nouvelle collection. Œuvre particulièrement mythique, elle est sans aucun doute l’une des séries emblématiques du shôjo manga. »
En précisant au passage s’être basé sur l’édition Premium de 2019 du manga, publiée pour les 50 ans de carrière de l’autrice, présentant une restauration intégrale des planches (que l’on ressent clairement à la lecture, tant le tout est clean). Enfin, Miyako Slocombe s’occupe de la traduction du titre et est déjà annoncée sur les prochains titres de Moto Hagio qui arriveront chez Akata (et elle signe également la postface de ce premier volume, alors que Fausto Fasulo du magazine ATOM en a rédigé la préface).

Un travail éditorial qui, comme je l’ai déjà signalé, a clairement l’ambition de combler un manque éditorial concernant le manga de patrimoine, où c’est surtout le seinen et le shonen qui sont mis en avant. Et cela renvoie surtout à une problématique pour le lectorat qui gagne en importance, qui est celle de l’accessibilité d’œuvres qui ont fait l’histoire du manga.

De ce fait, la question de la lecture de ce type d’ouvrage est énormément liée à cette volonté de découvrir des titres qui ont eu un impact et une influence sur ce qu’est le manga aujourd’hui. Des mangas qui peuvent avoir vieilli, renvoyant à des codes esthétiques ou narratifs différents, mais qui ont cet intérêt historique qui leur donne une autre saveur. Des titres aussi moins accessibles pour un lectorat qui n’est pas initié, exactement de la même façon que pour le cinéma par exemple, mais qui permettent un certain enrichissement intellectuel. D’où une question légitime du public auquel peut s’adresser ce genre de manga. Si certains titres patrimoniaux restent accessibles, d’autres sont parfois franchement arides. Concernant Le Clan des Poe, je trouve qu’on se situe dans le versant plutôt accessible du manga patrimonial, notamment de par le fait qu’il s’agit d’un récit de vampire dont certaines thématiques sont des tropes récurrents du genre. Cela permet de l’ancrer dans un genre spécifique et y voir toute la modernité (puisque j’ai le sentiment que malgré les années, c’est toujours les même points qui sont récurrents dans la littérature vampirique).

Mais, surtout, ce titre représente un morceau de choix dans l’histoire du manga Shojo et du manga en général, et me semble justifier à lui seul l’investissement pour un lectorat qui prétend se passionner pour ce médium dans sa globalité. De là à dire qu’il n’y a pas de question à se poser concernant cette acquisition du fait de son intérêt culturel et historique évident, il n’y a qu’un pas que je franchis sans peine.

Et, surtout, c’est une lecture de qualité, ce qui est aussi un point non négligeable. Voyons donc pourquoi.

Mon avis sur ce tome

XVIIIsiècle, quelque part en Angleterre… Edgar et Marybelle, enfants illégitimes d’un aristocrate, sont abandonnés au fond des bois… Ils sont alors recueillis par Hannah l’Ancienne, matriarche du mystérieux clan des Poe. Mais quelques années plus tard, le garçon découvre accidentellement le terrible secret de sa famille d’adoption : tous sont des vampanella, des êtres immortels se nourrissant de sang humain. Et pour protéger sa sœur, il doit devenir l’un des leurs… Suivez à travers différentes époques le destin tortueux d’Edgar, vampanella prisonnier d’une existence sans fin.

Avant d’aborder plus en détails ce premier tome, vous pouvez lire un petit extrait de celui-ci via CE LIEN.

Difficile d’aborder un récit patrimonial de la même façon que le tout venant de la production actuelle. Quel que soit le médium, les choses sont mouvantes, évoluent, et le temps est plus ou moins clément avec les œuvres. Qu’on souhaite effectuer un effort d’adaptation au contexte d’une époque (en admettant qu’on ait le bagage pour réellement appréhender la chose de cette façon), ou qu’on traite le titre comme toute autre œuvre de fiction, le fait est que son âge ressort forcément et impacte l’appréciation que l’on a de tout cela.

Me concernant, j’essaie toujours de faire un effort pour accepter des éléments esthétiques ou narratifs qui peuvent être désuets, même si j’estime que l’expérience que j’ai en tant que telle prime. J’entends par là que des écueils ont beau être contextuels, s’ils existent, je ne peux les ignorer. Ici, je n’ai cependant pas eu à faire un gros effort pour m’adapter à un titre qui, à mes yeux, résiste très bien au poids des ans, et notamment bien mieux que L’Anthologie parue chez Glénat, dont l’écriture souffre de vraies scories liées à l’âge (notamment concernant la caractérisation souvent faiblarde des personnages, en particulier dans les histoires les plus longues).

Ici, le récit est structuré autour de plusieurs histoires globalement assez courtes (25 pages environ), mais également deux de plus longues (entre 120 et 150 pages), dont une qui introduit le recueil et les personnages principaux, à savoir le fameux Clan des Poe qui donne son nom à la série. Cela nous permet de faire connaissance avec cette « famille » dans son ensemble, en particulier Edgar et Marybelle, les deux enfants qui m’évoquent très clairement le personnage de Claudia dans Entretien avec un Vampire, étant porteurs de thématiques similaires en lien avec le passage du temps et leur enfance éternelle (l’occasion de rappeler que Anne Rice n’était pas encore passée par là).

L’ancrage de la série dans des tropes esthétiques et narratifs classiques du genre vampirique contribue d’ailleurs à conférer une vraie forme de modernité au titre, puisqu’on ne ressent pas de réel fossé en terme d’écriture et se profondeur avec des titres plus contemporains du genre (bien au contraire même).

De plus, la structure en petites histoires relativement autonomes (avec du liant malgré tout) permet de tisser la toile de fond thématique du récit, en plus de s’accorder aux enjeux de la condition des personnages : étant contraints à une vie nomade puisque l’absence de vieillissement, en particulier des enfants, trahit leur nature, chaque histoire est l’occasion de changer de lieu et de personnages secondaires, mettant en scène des rencontres fertiles avec les différents membres du Clan, où la question du rapport au temps et à l’Histoire est mise en exergue de façon plus ou moins évidente. Cela confère au volume des airs de grande fresque où les Poe semblent des témoins du temps qui passe et des affres de l’histoire, avec certaines évocations explicites. Encore une fois, difficile de ne pas voir des idées qui seront ensuite exploitées par Anne Rice dans sa saga vampirique (cela ne vaut pas accusation de plagiat, je n’ai aucune idée de si Rice a pu avoir le manga de Moto Hagio sous la main, de plus, la littérature vampirique avait déjà connu un certain nombre d’itérations avant les années 70).

Toujours est-il que tous ces éléments font de ce premier volume une œuvre dense et riche, qui aurait bien du mal à être prise en défaut sur des points narratifs qui ont trait à son âge (notamment la caractérisation psychologique des personnages, qui fonctionne toujours parfaitement).

Et d’un point de vue esthétique, je trouve aussi que le titre garde une grande modernité, bien plus que L’Anthologie encore une fois dont plusieurs histoires faisaient vieillottes dans le trait. Ici au contraire, je trouve l’esthétique encore très actuelle, bien plus que chez des auteurs masculins reconnus et réédités en masse (je pense notamment à Tezuka, qui a beau être intouchable, a un style qui tranche énormément avec ce qu’on a l’habitude de lire aujourd’hui). Je mets vraiment l’accent sur cet aspect « non daté » ou très peu daté du récit car c’est selon moi une des inquiétudes qu’il faut faire tomber en premier concernant ce genre de titre.

En effet, je pense que le manga patrimonial s’adresse globalement à un public initié et connaisseur, et qui n’a donc pas besoin que je lui dise de quoi il en retourne, le public concerné connaissant surement bien mieux que moi tout cela. De ce fait, j’insiste sur ces points surtout pour un potentiel lectorat qui se trouverait dans une position similaire à la mienne, qui ne serait pas spécialement féru de manga patrimonial et pas nécessairement au fait de son histoire. Comme je l’ai dit, malgré mes efforts, certains titres souffrent trop du poids des ans à mes yeux, et l’intérêt de la lecture relève davantage de la « découverte » que cela représente, de l’élargissement des horizons qui est proposé, plutôt que du pur plaisir lié à la fiction en elle-même.

Ici donc, comme je l’ai souligné, rien de tout cela. On est au contraire face à un récit qui à aucun moment ne semble poussiéreux par rapport au genre investi, visuellement très engageant et regorgeant de richesse et de profondeur, à l’image de ces grands films qui continuent année après année de prouver leur longévité et leur actualité (d’ailleurs si vous n’avez jamais vu Voyage au bout de l’Enfer de Michael Cimino, il serait peut-être temps, c’est une de mes obsessions du moment !). Avec le double plaisir d’avoir à la fois une œuvre de qualité, et qui en plus a une vraie importance historique pour son médium.

Et dans une industrie culturelle aussi obsédée par la nouveauté et la rotation constante des titres, qui tend à donner envie de laisser tout filer plutôt que de prendre le temps de découvrir et se poser, ce genre de pari éditorial fait quand même du bien, car il représente un choix vraiment marqué, engagé (à la hauteur du monde du manga, on ne parle pas d’un manga qui veut changer le monde, bien entendu) et relativement audacieux, quand bien même il s’inscrit aussi dans un certain air du temps. Si l’initiative est évidemment à saluer, c’est donc surtout l’œuvre en elle-même qui justifie l’acquisition à mes yeux. Notons pour finir l’étonnant aspect métadiscursif que prend le titre dans le contexte actuel, traitant de personnages sur lesquels le temps n’a aucune prise, les rendant inchangés malgré le temps qui passe autour d’eux, de la même façon que le manga semble faire fi du poids des ans, pour se révéler dans toute son actualité et sa modernité. 

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14 commentaires

  1. Merci pour cette belle mise en avant et surtout contractualisation pour ce titre en tant que tel et pour la suite. J’ai hâte de lire relire en VF pour ma part avec les ajouts d’Akata, ayant déjà la version américaine mais à l’agencement différent.

    Aimé par 1 personne

  2. J’ai trouvé ton article très intéressant à lire, il m’a fait me poser des questions sur mes goûts et sur moi en tant que lectrice. Je ne pense pas que ce soit un titre qui me plairait parce que je suis très à cheval sur l’esthétique et celle entrevue ne me plaît pas, sans compter que les histoires de vampire ont fini par me lasser mais j’ai été satisfaite d’en apprendre davantage grâce à ton retour !

    Aimé par 1 personne

  3. Esthétiquement parlant, je trouve les couvertures vraiment très belle. j’aime le côté rétro, ça doit aider mais je sais pas, c’est très délicat, très romantique même. Pourquoi pas découvrir cette oeuvre un de ces quatre ?

    Sinon, je suis d’accord avec toi concernant le conservation des genre du manga. Je comprends le souhait et l’avis de certains sur leur envie de les supprimer (à cause de l’invisibilisation et les préjugés sur ce genre) mais honnêtement, j’ai besoin de savoir quel genre de manga je lis (et oui, un shojo n’est pas forcément que de la romance comme des shonen avec de la baston). Et tout ce que tu as dit, je le pense aussi

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