Ce n’est pas un secret, je suis particulièrement fan du travail de Rensuke Oshikiri. Son œuvre très orientée vers l’enfance, souvent porteuse d’une certaine tristesse me parle énormément. Il reste malheureusement assez rare en France, puisque seulement quatre de ses séries sont disponibles chez nous, dont trois chez l’éditeur Omake Manga. La quatrième n’est autre que Hi Score Girl, éditée chez nous par Mana Books, éditeur spécialisé dans tout ce qui a un rapport avec le monde du jeu vidéo. Une série qui fait donc sens par rapport à la coloration éditoriale de Mana Books, et la plus longue qui soit disponible en France à ce jour (10 tomes). Un élément d’autant plus important à souligner que le titre traite de la question du temps qui passe. C’est surement une des choses qui fait que le titre résonne si fort en moi. Étant totalement dans l’idée que nous ne choisissons pas les œuvres que l’on aime, mais qu’elles résultent toujours d’un certain parcours de vie, Hi Score Girl se trouve dans une position où tout ce qui fait la substantifique moëlle de ce manga résonne en moi, me parle, me touche et même me bouleverse. De ce fait, le qualificatif de chef d’œuvre absolu n’est pas, à mes yeux, trop fort. Mon but ici est donc de réussir à vous faire comprendre pourquoi ce manga me parle autant, en espérant que dans tous ces éléments, il puisse y en avoir qui vous parlent aussi.
Rensuke Oshikiri, l’enfance et le jeu vidéo
Par où commencer lorsqu’on aborde le cas d’une œuvre si chère à notre cœur ? Finalement, je me dis que commencer avant le commencement est une bonne solution. J’entends par là que, avant Hi Score Girl, il y a un auteur qui a envie de traiter d’un sujet en particulier (ou, ici, de plusieurs, on le verra), et qui réfléchit à un récit qui lui permettrait d’intégrer ces éléments qu’il souhaite aborder. Or, Rensuke Oshikiri est un mangaka qui travaille la question de l’enfance (voir CET ARTICLE qui développe cet aspect), mais aussi celle du rapport au jeu vidéo. On peut même dire, au vu de ses œuvres sorties chez nous, que ce sont ses deux obsessions.
Il baigne en effet totalement dans le monde du jeu vidéo : il a une chaine Twitch où il joue en direct, fait beaucoup d’illustrations en lien avec les jeux vidéo (que ce soit en se réappropriant des personnages connus, en faisant des illustrations pour des Game Center ou des jaquettes de jeux), collabore avec Mandarake pour des illustrations en lien avec le jeu video, ou encore participe à des événements tels que des tournois. Et, évidemment, ses séries Hi Score Girl et Bip-Bip Boy, deux titres ancrés dans le monde du jeu vidéo, dont un totalement autobiographique, mettant en avant l’importance de ce médium dans sa construction identitaire aussi bien que dans sa vie actuelle.
Cela fait de lui un observateur privilégié de ce petit monde et de son évolution, qu’il a réussi à brillamment mettre en parallèle avec celle de la vie de son personnage principal, dans laquelle on imagine sans peine qu’il doit se projeter énormément. Il est notamment devenu un nom indissociable de la saga Street Fighter grâce à Hi Score Girl, même si la série et son adaptation animée lui ont valu quelques soucis légaux, racontés dans le troisième tome de Bip-Bip Boy.
Un élément central du récit est que le jeu vidéo sert de métaphore à un discours sur le fait de grandir. La sur-sollicitation des jeux en arcade et sur console renvoient à l’impossibilité dans la vie de faire tout ce que l’on voudrait faire et à quoi on aspire. Haruo se détourne de certains jeux et certaines choses, et perd en compétences. Cela contribue à porter un discours très amer sur le fait d’avancer dans la vie, montrant que chaque choix que l’on fait réduit finalement notre champ des possibles. Mais surtout, cela permet d’aborder la question du passage du temps, et de comment on le perçoit, surtout dans cette période particulière de la vie.
En cela, il est intéressant de se poser la question du public cible du manga. J’ai conscience que les frontières entre shonen et seinen peuvent être poreuses, et de ce fait, se contenter de préciser que ce manga est un seinen est insuffisant. Je pense néanmoins que, si la série peut clairement plaire à un public de tous âges, sa tonalité la destine davantage aux adultes. On ressent vraiment que le titre s’adresse à un lectorat qui a déjà vécu cette période, du fait du regard nostalgique, voire parfois mélancolique, qui est porté dessus.
Évolution du jeu vidéo et maturation d’un enfant
Et c’est certainement un des points les plus saillants du titre, et plus globalement des mangas de Oshikiri parus chez nous, et qui me parlent et me touchent tout particulièrement. Ici, l’auteur a la bonne idée de proposer une évolution de son personnage et du monde du jeu vidéo en parallèle, traitant cet aspect métaphorique de façon explicite de nombreuses fois dans la série. En effet, Haruo Yaguchi a un regard assez clairvoyant sur lui-même, en faisant une figure de l’enfance assez réaliste bien que particulièrement mature (mais c’est pour le bien de l’histoire), et fait preuve d’un grand recul sur ce qu’il est et sur la façon dont il évolue en même temps que le monde du jeu vidéo.
De nombreux indices disséminés ça et là vont dans ce sens, Oshikiri utilisant notamment beaucoup les évolutions successives de Street Fighter 2 pour caractériser les différents stades de la vie du jeune garçon, que l’on suit de la fin de la primaire jusqu’au lycée, soit des périodes charnières dans la vie d’un enfant, avec notamment l’adolescence et la découverte des sentiments et des premières responsabilités (un point intéressant du fait que la série soit japonaise, le premier petit boulot est un élément traité, chose qui n’aurait pas été possible dans une série se déroulant en France).
Pour ancrer son récit historiquement, Oshikiri utilise d’ailleurs des techniques assez classiques, notamment en rappelant des événements historiques qui situent l’époque des différentes parties du récit, pour ensuite ramener à l’âge de Haruo et à la situation du jeu vidéo à l’instant évoqué. Évolution qui passe aussi par des changements de cadre du récit, très campagnard et champêtre au début, pour devenir plus citadin au fil du temps, avec notamment le quartier de Shibuya mis en scène comme une zone de non droit où les gamers voyous règnent sur les salles d’arcade (les gamers voyous étant visiblement les même gamers losers que les autres, Oshikiri ne faisant jamais mystère de la nature de loser de son personnage, et à fortiori, de lui-même. Voir encore une fois Bip-Bip Boy sur la question).
Maturation et évolution qui est surtout synonyme de découverte des difficultés de la vie, et de son aspect déprimant. En passant notamment par le trope du triangle amoureux, Oshikiri insiste considérablement sur la laissée pour compte de l’histoire, Hidaka, qui souffre grandement d’être dans l’ombre de Akira Ono. Cette même Ono qui souffre de son côté de la vie qu’on lui impose, destinée à reprendre le lourd héritage familial, et voyant donc le jeu vidéo comme un havre de liberté.
Le mutisme de Akira Ono
Akira Ono qui est la fameuse Hi Score Girl donnant son nom à la série, est un personnage très intéressant. Elle est un vecteur d’évolution important pour Haruo, soulignant les changements qui surviennent à l’adolescence chez le jeune homme, puisqu’il passe d’une relation de rivalité vis-à-vis d’une jeune fille meilleure que lui dans les jeux vidéo, à l’admiration pour terminer en amour conscientisé et assumé par le jeune garçon.
Mais surtout, Ono se distingue du reste des personnages du manga par le fait qu’elle ne prononce pas un seul mot de toute la série. À aucun moment cet aspect n’est questionné et justifié, même si les personnages signalent parfois que son mutisme est agaçant. Son mode de communication est cryptique, elle frappe régulièrement Haruo afin de lui faire comprendre ce qu’elle ressent, ou tout du moins qu’il ne se comporte pas comme il devrait. Ce choix narratif marqué invite à se questionner. S’il me semble renvoyer de façon relativement évidente à l’incapacité de Haruo à comprendre Ono, il y a surement plus. D’une part car il finit par mieux comprendre cette jeune fille, mais elle ne parle pas davantage pour autant, et aussi parce qu’il n’arrive pas non plus à comprendre Hidaka qui, elle, parle beaucoup.
Ainsi, le mutisme de Ono me semble aussi un moyen de signifier une forme de mal-être lié à la vie dans laquelle la jeune fille est enfermée. Ce mutisme serait ainsi la représentation dans le récit de l’impossibilité pour la jeune fille de faire valoir ce qu’elle veut, et donc de se faire entendre. Cet élément est assez dur et accompagne un récit qui, comme je l’ai déjà dit, dresse un portrait assez amer de la jeunesse, où chacun des trois personnages principaux semble enfermé et contraint par des éléments qui les dépassent. Ono par son héritage familial, Hidaka par ses sentiments, et Haruo, le plus développé des trois, par les choix qu’il a opéré qui voient se réduire au fil de son avancée en âge le champ des possibles dans la vie.
Grandir c’est renoncer ?
Cet aspect me semble développer en filigrane, au point où on pourrait y voir une forme d’interprétation de ma part, mais la série semble en effet faire le constat d’un champ de possibles limité, qui se réduit encore au fil de l’évolution du récit et de la scolarité de Haruo. Car si on passe un temps conséquent dans les salles d’arcade ou devant des jeux vidéo, le manga est malgré tout rythmé par la scolarité de son personnage principal.
Si des nœuds de tension dans le récit sont liés à la sortie d’un nouveau jeu, ou du départ et du retour de Akira au Japon, la scolarité et les examens d’entrée sont aussi un moment clé dans le parcours de Haruo. Et c’est en grande partie de là que vient une certaine forme de tristesse et de mélancolie que la série traverse. Le manga semble nous dire qu’en grandissant, on est forcé de souffrir et de faire souffrir les autres, et surtout, on doit renoncer à des choses. Hidaka doit renoncer à Haruo et avancer malgré ça, Ono doit renoncer à sa liberté et à ce à quoi elle aspire, et Haruo, de façon plus diffuse, renonce continuellement à des choses qu’il pourrait faire pour se focaliser sur d’autres, à l’image de sa consommation de jeux vidéo, où les sollicitations sont constantes envers des nouveautés perpétuelles qu’il ne peut pas toutes expériencer. Encore une fois, derrière la mise en avant d’un loisir de masse, il y a un discours concernant la façon dont la vie s’organise et s’impose à nous.
Et dans tout ce déluge de tristesse plus ou moins explicite (même si la série est aussi très drôle et pleine de vie), il y a quelques figures d’adultes étonnantes, qui permettent à ces enfants d’aller de l’avant. Les deux qui se démarquent le plus sont évidemment la mère de Haruo (on ne voit jamais son père, qui n’est évoqué que pour préciser qu’il travaille loin, signifiant qu’il existe mais est absent), et le Larbin de Ono. Larbin avec un L majuscule, car on ne connait pas son véritable nom et est appelé ainsi, qui se révèle la figure adulte d’attachement de Ono, dont on ne verra jamais les parents (seulement sa grande sœur et sa prof particulière, Moemi, représentation de la sévérité d’un certain monde adulte et de son incapacité à permettre aux jeunes de s’épanouir.
Le trait d’union entre la jeunesse et le monde adulte
De ces personnages découlent des rapports complexes entre les enfants et le monde des adultes, soit mis en opposition, soit présentés dans une optique d’accompagnement. Si Moemi est la garante de l’ordre et de l’impossibilité d’épanouissement de Ono, le Larbin rappelle des figures de vieux et vieilles déjà vus chez Oshikiri, qui dispensent une forme d’énergie à ces enfants auxquels ils apportent soutien et affection. De même, la mère de Haruo, personnage truculent mais surtout très chargée d’un point de vue émotionnel, derrière son apparence humoristique, lit en son fils comme dans un livre, et fait montre d’une belle complicité avec celui-ci.
C’est aussi un des éléments qui me font dire que Hi Score Girl est un récit fondamentalement adulte, en plus de tous ceux déjà évoqués précédemment. Et c’est surtout l’adjonction de tous ses éléments qui font la force émotionnelle et la profondeur du titre, qui me touche tout particulièrement. En réussissant à faire le lien entre la jeunesse et le monde adulte, et surtout en mettant en exergue un rapport mélancolique à notre propre jeunesse, que l’on n’aura vécu qu’une fois, et en nous mettant face à nos responsabilités adultes, Oshikiri arrive à proposer un récit bouleversant.
En conclusion
J’ai conscience que, encore plus que d’habitude, c’est mon rapport très personnel au titre qui joue ici, créant une résonnance dans les névroses de l’adulte que je suis, et dans mon incapacité à appréhender avec sérénité cette réalité du temps qui passe et des rêves de jeunesse qui se sont évanouis pour de bon (je l’ai déjà dit à d’autres reprises, mais me concernant, je n’ai encore clairement pas réussi à faire le deuil de ma thèse abandonnée).
De ce fait, ce titre pose, comme tous ceux de Oshikiri pour moi, mais de façon encore plus forte, la question du caractère cathartique de la fiction. Puisque je me trouve dans une position où les thématiques du manga résonnent fort en moi, me rappelant des éléments de ma vie qui restent une source de tristesse, voire de souffrance, j’ai le sentiment qu’il me parle au niveau intime. Est-ce qu’il m’aide à vivre avec ces choses difficiles ? Je ne sais vraiment pas, je serai même tenté de dire que non. Mais il m’aide en tout cas à y réfléchir, et à essayer de trouver des clés pour faire avec. Ce qui est déjà pas mal.
Très bel hommage au génie d’écriture de Rensuke Oshikiri.
Une lecture également très marquante de mon côté, tant le parallèle entre l’évolution du jeu et du personnage concorde.
T’as bien traité de l’impact qu’ont les adultes et sur comment ils influent sur leur enfant. Clairement quand tu vois que la mère de Haruo lui laisse de la liberté, mais est quand même là pour le guide quand il prend le mauvais chemin et commence à faire des erreurs, ça change totalement de la prof d’Ono qui l’éduque juste colon le modèle qu’elle veux qu’elle soit.
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Mais oui, tellement brillant mein gott ! J’ai presque envie de le relire tiens ! Mais j’ai un autre génie narratif qui m’attends, avec la fin de Seven Deadly Sins.
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