Hiro Mashima est un mangaka que j’aime tout particulièrement, ce n’est pas un secret. Et un de mes chevaux de bataille est de mettre en avant le fait qu’il est loin d’être un mangaka feignant dans l’écriture de ses titres, comme on le lit souvent. Au contraire, il me semble régulièrement faire preuve de véritables questionnements théoriques, parfois poussés, sur comment raconter une histoire, et comment la structurer au mieux. Des questionnements qui lui permettent de charpenter ses récits avec un talent indéniable à mes yeux, y apportant parfois une couche supplémentaire méta discursive. Et dans Edens Zero, plusieurs éléments aux fondements mêmes de son univers participent à ce questionnement, parmi lesquels sa façon d’utiliser les théories des mondes parallèles et mondes possibles d’un point de vue narratif, dans un but de mise en abyme du travail d’écriture de personnage, notamment via ses deux personnages principaux, Rebecca et Shiki.
Nous allons donc tenter de démêler tout ça, en précisant que, bien entendu, ça va spoiler sec des éléments importants de récit, du pouvoir de Rebecca et de la façon dont elle l’utilise, ainsi que de l’évolution de Shiki, soyez prévenus. Mais en récompense, nous verrons que Mashima est loin de faire les choses n’importe comment, et s’est au contraire bien creusé la tête pour mettre en scène une forme de metadiscursivité qui passe sans en avoir l’air dans son récit.
La question du temps dans Edens Zero et les différentes théories sur les mondes
Dans le cas de Edens Zero, à quelle théorie sur les mondes est-on confronté ? Il semblerait que l’on soit dans le cas de figure d’univers divergents par changements du passé, en ce sens où il s’agit des retours dans le temps de Rebecca qui permettent le passage à un autre univers, où un ou plusieurs éléments différents modifient le tout. L’idée est que le nouvel univers est strictement identique à l’univers d’origine jusqu’au point d’intervention du voyageur (ici Rebecca). Car en modifiant un élément du monde, on passe à un autre univers (les univers étant numérotés).
C’est mis en avance lors de l’arc Belial Gore, où les héros sont vaincus par Drakken Joe, et Shiki tué par ce dernier. C’est alors que Rebecca utilise son pouvoir sans en avoir conscience, afin de revenir en arrière, modifiant les événements, ce qui permettra de vaincre leur ennemi sans perte dans leurs rangs. Précisons au passage que ce pouvoir est souvent critiqué par le lectorat, considéré comme un Deus Ex Machina empêchant au récit d’avoir de véritables conséquences. Or, on constate durant apprendra par la suite que le Cat Leaper de Rebecca à ses limites, puisqu’elle n’a par exemple pas pu revenir sur les événements qui ont amené au sacrifice de Witch, morte pour de bon.
En cela, c’est déjà très intéressant concernant l’importance de Rebecca dans le récit, puisqu’elle devient un personnage capable d’intervenir à un niveau extrême sur le déroulement de celui-ci, permettant d’annuler un événement au besoin. Et en cela, elle me semble endosser un rôle proche de celui de l’auteur de l’histoire, qui a pouvoir de vie et de mort sur ses personnages (d’autant plus dans un genre codifié où les lecteurs et lectrices sont habitués aux morts qui ne sont pas définitives). Ainsi, on touche déjà à la méta discursivité par le biais du Cat Leaper de Rebecca, qui est un pouvoir permettant de revenir métaphoriquement sur ce que l’auteur a écrit.
Mais surtout, le Cat Leaper de Rebecca permettant de passer d’un monde à l’autre, les personnages, et en particulier Shiki, deviennent de nouvelles versions d’eux-mêmes au fil des changements de monde, et c’est ça qui est très intéressant selon moi.
L’évolution de Shiki et les univers divergents
En effet, on reproche souvent à Mashima des personnages à la caractérisation simple, qui évoluent peu voire pas durant l’histoire. Si ce n’est pas faux en soi, ce n’est pas à mes yeux un défaut. Je pense que c’est quelque chose de conscient et voulu chez l’auteur, et qu’il aime simplement jouer sur des archétypes facilement identifiables, arrivant quand même à donner du corps à ses personnages.
Mais dans le cas de Shiki dans Edens Zero, il me semble qu’il travaille le personnage et son évolution de façon assez pointue. Un point souvent évoqué est l’évolution du point de vue du jeune homme sur l’amitié, étant au départ obsédé par l’idée de devenir ami avec tout le monde, y compris ses ennemis (notamment Drakken Joe), et rejetant finalement la main tendue de Shura. Certains continuent de s’en moquer, disant que chez Mashima, la seule évolution d’un personnage est qu’il finit par renoncer au pouvoir de l’amitié, mais cela fait malgré tout une évolution sensible du héros.
Quel rapport avec le Cat Leaper et la question des univers divergents ? Tout simplement le fait que le pouvoir de Rebecca semble être ce qui induit ces évolutions chez Shiki, chose confirmée lorsque l’on nous explique la nature du pouvoir de la jeune femme. Il est en effet expliqué que l’utilisation du Cat Leaper de Rebecca a pour effet de créer un nouvel univers, où certains éléments sont radicalement différents. L’histoire se déroulait dans l’univers 1 lorsque Drakkhen a tué Shiki, dans l’univers 2, tous les personnages ont été pulvérisés suite à une décision de Shiki, et nous nous trouvons donc désormais dans l’univers 3.
Comme c’est Rebecca qui passe d’un univers à l’autre grâce au Cat Leaper, il est raisonnable de penser qu’elle est le seul personnage restant « constant » dans l’aventure, là où les autres subissent de légères variation au fil des changements d’univers. Et ces variations sont centrales dans l’évolution du personnage de Shiki, et les spoils récents (que je ne déflorerai pas ici) confirment que c’est un des ressorts narratifs majeurs du récit de Mashima.
Mise en abyme
Mais le point qui m’intéresse ici, c’est que cela permet une jolie mise en abyme du principe de causalité psychologique dans le cadre du développement narratif d’un personnage. Pour le dire plus simplement, cette façon de traiter du retour dans le temps, des changements d’univers et de la façon dont ça influe sur la caractérisation de Shiki permet de rendre les « astuces » d’écriture de Mashima manifestes, dans un mouvement ludique qui amène à réfléchir sur le fonctionnement de son récit.
Il met à nu certains éléments de la charpente générale du titre. Et si cela n’apporte rien de spécifique en terme de développement pur ni ne complexifie un récit et des personnages simples (mais néanmoins très bien écrits, la simplicité n’étant pas un défaut en soi), cela permet surtout de rappeler quelque chose de trop souvent oublié, qui est que Mashima est un maniaque pour ce qui concerne la construction des intrigues. Encore une fois, cela ne veut pas dire qu’il s’échine forcément à développer des récits complexes aux ramifications et enjeux très denses et originaux. Dans son cas, c’est surtout qu’il accorde une grande importance à la façon de raconter des histoires somme-toutes assez classiques, et à l’efficacité globale du récit.
D’où la mise en abyme de procédés d’écriture et de réflexions théoriques très intéressantes sur des éléments de pure narratologie, comme ici la causalité psychologique d’un personnage, mise en lien avec la notion d’univers divergents, qui a également une certaine assise théorique en narratologie. La figure de la mise en abyme étant récurrente chez Mashima, qui se mettait déjà en scène de façon humoristique dans Rave, et questionnait plus sérieusement la figure de l’auteur démiurge dans Mashima Hero’s. Et au-delà de ces exemples évidents, certains points de ses intrigues rappellent ces questionnements, notamment le fait que Lucy soit la narratrice de l’histoire dans Fairy Tail (élément très intéressant, qui aurait cependant mérité d’être davantage exploité selon moi, car possédant le potentiel d’aller vraiment très loin dans l’approche théorique de la narration).
Et ce procédé ne me semble finalement pas si anecdotique dans le monde du shonen d’action/aventure, où le lectorat valorise certaines figures qui tendent à prouver que l’écriture des auteurs ont une certaine précision. Je pense aux fameux « foreshadowing » (n’oublions pas qu’il existe l’expression « effet d’annonce » en français pour ce terme), souvent mis en avant pour vanter le talent de Oda ou Isayama. En mettant en exergue certaines astuces d’écritures, j’ai le sentiment que Mashima invite le lectorat à se questionner sur la façon dont ces histoires sont structurées, et sur les petites astuces dont disposent les auteurs pour engager le lectorat et rendre leurs effets plus impactant.
Enfin, toute la question des univers divergents et de la façon dont cela fait évoluer Shiki permet de mettre en exergue un poncif de ce genre de shonen de bagarre, où les antagonistes sont souvent représentés comme des miroirs inversés du héros. Sans trop en dire, l’aspect « what if ? » lié aux jeux sur le temps et sur les univers dans Edens Zero permet d’intégrer ce code éculé à la narration même de l’histoire, permettant une fois de plus de mettre en abyme ce qui est au final une astuce d’écriture, tout en densifiant le développement de son héros.
En cela, suivre les spoils d’Edens Zero sur Twitter est vraiment intéressant (même si, fatalement, on se gâche les diverses surprises que le récit ménage), car j’ai le sentiment que, loin d’être une simple coquetterie de la part de l’auteur, sa façon de donner le « mode d’emploi » de son écriture contribue à l’engagement du lectorat sur la durée. Ou, à minima, cela l’aide à construire de façon précise et solide les liens de causalité dans son récit, qui contribuent à faire de Shiki un personnage bien plus dense que ses héros habituels.
En conclusion
J’espère ainsi avoir réussi à montrer que Mashima, loin d’être un mangaka aux capacités d’écriture limitées, est au contraire un scénariste aux connaissances théoriques assez pointues sur certains points, se prenant régulièrement la tête sur la façon d’agencer ses récits, et s’amusant à mettre en abyme certains procédés d’écriture au sein de ses histoires.
Comme je l’ai dit dans l’article, cela ne date pas d’Edens Zero, et on peut trouver au fil de sa carrière plusieurs exemples plus ou moins éclairants sur cet aspect. Mais c’est bel et bien avec sa série en cours qu’il me semble pousser l’idée le plus loin, en faisant de cette mise en abyme et de ses astuces d’écriture des éléments fondamentaux dans le développement de son récit, puisqu’au centre des règles régissant son univers et le devenir de ses personnages. Ainsi, si son histoire reste somme toutes relativement classique (on l’accuse notamment de refaire les même twists que dans Rave et Fairy Tail), il y a selon moi dans Edens Zero un travail de charpente de l’histoire et de réflexion sur la narration beaucoup plus poussé que dans ses précédents titres. Cela ne veut pas dire que ça en fait une histoire meilleure pour autant, mais que c’est surtout, à mes yeux, le signe d’un auteur bien plus consciencieux que ce que certains aiment à penser.
J’ai beau n’être ni un lecteur de Edens Zero ni le plus grand fan de Mashima, le sujet de ce billet m’intéressait suffisamment pour que je le lise avec attention. Et j’ai trouvé ça fort intéressant!
Sans forcément connaître l’œuvre, on semble assez bien comprendre, avec ce que tu nous dit, que Rebecca, avec son pouvoir, semble être la personnification de la malléabilité d’un récit, construit par une figure quasiment démiurgique, autour de laquelle s’agrègent les solutions à des éléments perturbateurs donnés. A titre personnel, j’ai trouvé l’utilisation de ce procédé temporel très maladroite dans l’arc Eclipse de Fairy Tail, malgré une idée de départ ambitieuse. Comme si le modèle choisi pour évoquer le temps, qui semblait s’apparenter à un Block Universe, n’avait pas pu être assumé jusqu’au bout, en dépit d’indices initiaux pourtant manifestes (le carnet dans mes souvenirs).
Là, avec les univers parallèles qui évoquent un Steins Gate, j’ai le sentiment qu’on va axer le discours sur les potentialités de la trajectoire du héros. Qui jaillissent de la plume de l’auteur. Tout comme la question sous jacente de ses limites. Et moi, cette porte d’entrée à une extension des possibilités narratives, ça me parle. Quoi qu’on pense d’un Oda, il a récemment réussi un tour de force dans ce sens (à l’aide d’un procédé différent pour le coup) qui a pourtant suscité une importante division, autour de laquelle s’élevait la critique d’un potentiel perpétuel deux ex machina également.
Et c’est là où réside toute la cocasserie d’une partie de la critique des RS ou forums selon moi. Qui passe son temps à se plaindre de structures trop formatés des nekketsu en général mais qui réclame des morts à gogo comme motif de tension quasi permanente. Induisant de fait un nouveau formatage. Auquel des séries comme Game of Thrones ou Shingeki no Kyojin ne sont d’ailleurs pas étrangères. Critère initialement d’instabilité, il devient au fur et à mesure le maître étalon d’un arc à enjeux, et donc une forme de conséquence à une logique prescriptive. Je crois d’ailleurs que tu en avais un peu parlé au moment de la saison de Stranger Things et du marketing autour de cet usage narratif, désormais quasiment devenu poncif.
Si j’en parle ici, c’est que Fairy Tail, et Mashima par extension, ont été pas mal victimes de caricatures, allant de « niaiseries pour bambins » à des « absence totale d’enjeux ». Et je me demande dans quelle mesure, en élargissant les espaces temps, Mashima ne s’offre pas l’occasion de jouer avec la réception autour de ces procédés, en plus de la mise en abyme de la construction psychologique du héros?
Je trouve l’idée, peut être fausse, intéressante.
En espérant ne pas avoir été trop barbant 🙂
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Ne t’en fais pas, tu n’as pas été barbant, et tu me rassure en prime, car le fait que tu comprenne où je veux en venir sans avoir lu le manga me laisse à penser que c’est quand même relativement clair.
Et je pense en effet qu’il y a quelque chose de très conscient chez Mashima sur tous ces points, d’une part car c’est des choses qu’il travaille depuis un moment, et aussi car ils dénotent en général d’une vraie conscience de son image en tant que mangaka.
Je n’ai suivi que partiellement ce qui se passe en ce moment avec les spoils, mais certains éléments laissent à penser qu’il a encore des choses à dévoiler sur cet aspect mise en abîme par rapport au personnage de Rebecca. Ça va être très intéressant à voir je pense.
Sinon, je te rejoins sur tes réflexions sur les morts de personnage, et en effet, j’en avais parlé concernant Stranger Things, qui me semble bien représenter ce symptôme post Game of Thrones de la nécessité de morts choc pour marquer le public. On retrouve aussi ça dans le shonen d’action, où beaucoup de plaignent des morts qui ne sont pas définitives (on a encore eu un exemple récent mais je ne vais pas citer le manga pour ne rien spoiler). Je pense aussi que Mashima a conscience de tout cela, et des questions de Deus Ex Machina, auquel il a parfois eu recours, et qui lui ont été reprochés d’ailleurs.
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