Just Listen to the Song de Tatsuki Fujimoto – L’intime et l’interprétation

Nouveau petit fragment dans l’œuvre globale de Tatsuki Fujimoto, traversé encore une fois par ce qui semble être l’obsession de l’auteur : la mise en scène du rapport du public aux œuvres et à ce qu’elles peuvent raconter. Ce one shot très court, d’une vingtaine de pages, dessiné par Oto Toda qui en singe le style avec talent, apporte une nouvelle pierre à un édifice réflexif qui tourne un peu en rond, tout en se révélant malgré tout intéressant. Il synthetise rapidement une des idées directrices de son précédent ouvrage, Goodbye Eri, questionnant l’obsession du public pour l’interprétation des œuvres et une volonté de toujours trouver un message caché, là où il faudrait peut être simplement écouter la chanson (« just listen to the song » en anglais).

Une nouvelle histoire courte annoncée en grande pompe

On a désormais l’habitude, Fujimoto étant devenu la nouvelle poule aux œufs d’or de la Shueisha, arrivant à concilier réception critique constamment élogieuse et gros succès public, chaque nouvelle œuvre de sa plume est très mise en avant par l’éditeur, relayant systématiquement la chose sur Mangaplus, rendant chacun de ses titres disponibles à l’internationale dès son lancement (généralement en japonais et anglais), ce qui a amené à la publication chapitre par chapitre en plusieurs langues (dont le français) gratuitement de la seconde partie de Chainsaw Man, qui a déjà trois chapitres à son actif au moment où j’écris ces lignes.

Chose loin d’être anodine, cela dénote d’une importance de l’auteur dans la stratégie globale de la Shueisha autour de sa prépublication en ligne, faisant de l’auteur un des fers de lance du service. Et si j’insiste sur ce point ici, c’est aussi car le one shot qui nous intéresse présentement est porteur de ces enjeux éditoriaux, étant un titre étonnamment court, dessiné par quelqu’un d’autre, comme s’il avait fallu accoucher rapidement du titre, simplement pour nourrir la machine. C’est en tout cas un des sentiments qui prédominent à la lecture de cette histoire, qui verse un peu dans la répétition, sans aller jusqu’à l’auto-carricature, mais s’en rapprochant pas mal, questionnant volontairement ou non la figure d’auteur de Fujimoto et les enjeux qui y sont liés, le rapprochant de certains cinéastes contraints de rester dans un certain pré carré (je pense notamment à Almodovar et Tim Burton).

Enfin, précisions que le titre n’est actuellement plus lisible par la voie légale, puisqu’il n’est plus sur Mangaplus, mais nul doute qu’il sera imprimé tôt ou tard, pourquoi pas avec Goodbye Eri. Quoi qu’il qu’il soit, le but ici n’est pas spécialement d’encourager à la lecture (même si ça peut être intéressant quand le titre sera dispo légalement de nouveau), mais de poursuivre ma réflexion sur le travail de Fujimoto. Ceci étant dit, on va enfin pouvoir parler du manga en lui-même !

De quoi ça parle ?

L’histoire de cette histoire courte est on ne peut plus simple. On y suit un lycéen qui met en ligne une vidéo où il fait sa déclaration d’amour à une camarade en chanson. S’en suivent des moqueries dans un premier temps, mais ensuite un gros succès lié au fait que dans un premier temps des gens semblent voir un fantôme passer dans la vidéo. Par la suite, le bouche à oreille aidant, la vidéo sera encore plus vue, suscitant des interprétations diverses alors que la vidéo était totalement premier degré, ne signifiant rien de plus que la déclaration d’amour du jeune homme.

Sous la pression, il finit par faire une autre chanson en vidéo, qui décevra globalement, l’encourageant à supprimer les deux vidéos, déjà devenues virales.

Appropriation et interprétation

Ce pitch on ne peut plus simple porte en lui un potentiel d’interprétation tout simple, semblant nous dire qu’on peut voir ce que l’on veut dans les œuvres, quand bien même elles sont parfois faites en toute innocence. Est aussi questionné le concept d’œuvre, puisque la vidéo finalement intime du jeune homme semble être prise en effet pour une musique avec de véritables velléités discursives. Des questionnements qui sont dans la continuité de Goodbye Eri, et du travail de Fujimoto dans son ensemble, et qui ressemble surtout à une relecture de l’épisode de South Park intitulé L’histoire de Scrotie McMorvoburnes.

Je ne sais pas du tout si Fujimoto avait cet épisode en tête quand il a écrit son histoire, puisqu’en réalité, ce questionnement sur la façon de recevoir les œuvres et de les interpréter totalement à l’encontre de ce que les créateurs ont voulu me semble relativement fréquent, et pour cause, il touche au cœur du travail de création. Ici, le titre même de l’histoire donne déjà une idée importante, enjoignant à simplement écouter la chanson (disant implicitement, profiter simplement de la musique et prendre les paroles au premier degré sans chercher à les interpréter).

Comme je l’ai dit, j’ai l’impression que c’est une idée que Fujimoto met souvent en avant dans son travail, donnant le sentiment d’un rapport ambivalent à son travail, finalement assez classique. Nombreux sont les artistes à se prononcer contre le concept d’interprétation, selon moi en partie par facilité, pour éviter qu’on assimile leurs créations à des idées néfastes. De plus, en tant qu’artiste post-moderne par excellence, Fujimoto semble souvent rejeter la possibilité de donner du sens, sacrifiant cela sur l’autel du fun, Goodbye Eri semblant presque être un manifeste allant dans ce sens.

Mais dans le même temps, il surcharge tous ses titres d’un point de vue symbolique, invitant implicitement à l’analyse et l’interprétation, donnant régulièrement le mode d’emploi de ses mangas.

C’est d’autant plus amusant dans ce cas de figure où Fujimoto ne peut pas ignorer le rapport de son lectorat à ses mangas, et offre donc encore un nouveau support à interprétation, quand bien même il semble nier cet aspect. C’est d’ailleurs ce que je fais ici à ma façon, me focalisant toujours sur les mêmes éléments de l’œuvre de Fujimoto. Mais j’ai aussi vu des analyses allant dans d’autres directions, lisant notamment le manga par le prisme du bouddhisme. Ainsi, ce titre très court, qui semble répéter des choses déjà très bien mises en scène dans Goodbye Eri, en est finalement plutôt le prolongement thématique.

En conclusion

Ainsi, Just Listen to the Song, tout en étant très court et modeste, continue la réflexion globale de Fujimoto sur son œuvre et la façon dont elle est reçue. Si le titre semble en partie se contredire en apparence, je pense que le choix de focalisation contribue à apporter une clé de compréhension, en finissant par mettre le point de vue du créateur en retrait, lui déniant la propriété de son œuvre. Car si le lycéen finit par supprimer ses vidéos, qa camarade lui dit bien que c’est inutile, car elles ont déjà été massivement téléchargées.

Ainsi, Fujimoto semble faire le constat de la dépossession des œuvres une fois présentées au monde, et s’en amuse, petit coquin facétieux qu’il est, car au fond, c’est ce qui a apporté au jeune homme son succès fugace, possiblement à l’image de celui de Fujimoto lui-même.

4 commentaires

  1. T’aurais bientôt plus parler de Fujimoto que de Hiro Mashima sur ton blog ça commence à m’inquiété 😮
    Plus sérieusement, je pense que tu as raison sur le fait que Fujimoto veux mettre en évidence la surinterprétation que ce font parfois les gens quand il analyse une œuvre (est-ce quelques choses qu’il à lui même constaté sur ses œuvres ? Mystère). Il y a rien qu’à voir One pièce, le nombre de théorie qui sorte chaque semaine et qui souvent se base sur des micro détails d’une planche random.
    Sinon vue le faible nombre de pages, je pense que ça sortira plus dans un recueil d’histoire futur, ou alors en bonus dans un autre de ses mangas

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  2. Intéressante ton analyse ! Je serais curieuse de lire cette histoire, elle aborde forcément un thème qui me parle en tant qu’autrice que la dépossession d’une œuvre quand on la rend publique, les interprétations douteuses ou non qui en sont faites…

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