Après les événements dramatiques de l’Éclipse (ou Occultation), le monde de Berserk et ses personnages s’en trouvent bouleversés. C’est après le 13e tome que Miura raccorde les wagons de son récit, après quelques chapitres qui permettent à Guts de récupérer son attirail iconique. Mais surtout, c’est le début d’une nouvelle ère dans l’histoire, qui verra d’emblée le héros changer énormément. On sent en effet un côté remise à zéro, jusque dans le titre du chapitre qui ouvre l’arc de L’ère des Châtiments : « Le Guerrier Noir, à nouveau« .
Cet arc se divise par ailleurs en trois cycle, dont le premier, celui des Enfants Perdus, est traité ici car il a un fort degré d’autonomie, et est surtout passionnant. De par le fait qu’il se situe juste après l’Âge d’Or et l’Éclipse, il est souvent perçu comme un passage un peu faible dans la série, mais il n’en est rien à mes yeux. Il est cependant assez court, se déroulant du second tiers du tome 14 jusqu’à la moitié du tome 16 environ. Mais bien que court, il reste très riche d’un point de vue thématique et interprétatif, comme nous le verrons.
Que raconte ce cycle ?
Avant d’aborder le Cycle des Enfants Perdus en lui-même, il me semble fondamental d’apporter une précision, tant elle me semble importante d’un point de vue thématique. Dans les quelques chapitres qui précèdent, nous avons assisté à la « fausse couche » de Casca qui a donné naissance à une sorte de fœtus démoniaque difforme, sous les yeux de Guts. Ce dernier souhaitait le tuer, mais Casca l’en a empêché, et la créature s’est finalement évaporée avec l’arrivée du jour, en même temps que les divers esprits démoniaques qui étaient présents durant cette scène.
Il me semble que cet élément est fondamental pour le récit en lui-même, chose qu’on verra par la suite, mais aussi pour la caractérisation de Guts et Casca, ainsi que pour la thématique plus large de l’enfance, qui est extrêmement importante et qui irrigue tout Berserk. Et, forcément, dans un cycle qui s’appelle « Les Enfants Perdus », ceci n’est pas anodin.
Car cette intrigue est centrée sur une jeune fille nommée Jill, victime de sévices de la part de son père, mais également des hommes en général (un mercenaire va tenter de l’éviscérer, et il est sous-entendu qu’elle a déjà subi des agressions sexuelles). Elle est sauvée de cette agression par Guts, et dès lors restera à ses côtés, quand bien même ce dernier souhaite l’éviter. Tout le cycle sera raconté en partageant le point de vue de Guts et celui de Jill, permettant de travailler la caractérisation du héros, comme nous le verrons.
Mais surtout, l’arc est centré sur une créature issue d’une Béhérit, qui était auparavant une amie de Jill, nommée Rosine, et qui se fait passer pour une elfe. Elle attire les enfants afin de les transformer en créature comme elle, et souhaite faire de même avec Jill. On en apprendra davantage au fil de l’histoire sur ses motivations et sur les raisons de sa défiance envers les adultes, élément central de cette intrigue, et qui fait énormément sens vis-à-vis du personnage de Guts, comme nous allons le voir.
La question du point de vue sur Guts
Il me semble qu’un des enjeux principaux de ce cycle, qui fait directement suite à l’Âge d’or, est de remettre à plat la caractérisation de Guts à ce stade. J’entends par là que Miura nous remet face au personnage introduit dans les premiers tomes, avec cette fois-ci la connaissance de son passé. De ce fait, son image pour le lectorat a changé, et il me semble qu’un des éléments importants de ce cycle des Enfants Perdus est de prendre un peu de recul sur le personnage. Cela passe par un travail sur le point de vue durant tout le cycle, partagé entre celui de Guts et celui de la jeune fille qu’il sauve, Jill.
En réinvestissant une structure de conte, avec en prime une histoire dans l’histoire, et en faisant de Guts une figure inspirée du Croquemitaine, Miura étoffe considérablement la caractérisation du héros, entérinant pour de bon ce qui est un des éléments principaux le concernant : la tension entre ses émotions exacerbées qui en font une figure héroïque contradictoire.
J’entends par là que Guts devient ici de façon évidente ce personnage solitaire et égoïste présenté dans les premiers tomes, en même temps qu’un individu qui ne peut s’empêcher de faire le bien et protéger les faibles (ici une enfant), ces deux éléments contradictoires ayant comme même source la grande souffrance que le personnage porte en lui. De ce fait, Guts ne pourra pas s’empêcher de repousser Jill (mais aussi Puck, également fondamental dans son développement) en même temps qu’il fera tout pour la protéger, là où les autres adultes présents semblent au contraire totalement défaillants, en particulier le père de Jill, qui partira à sa recherche plus dans l’espoir de retirer une forme de gloire que pour sa fille.
Cet élément me semble important, car il annonce l’évolution du héros dans son rapport à Casca. En effet, suite aux événements de l’Éclipse, elle « régresse » si l’on peut dire et devient comme une enfant. Un des objectifs de Guts sera de la guérir, et pour cela, il devra fatalement accepter qu’elle reste à ses côtés, quand bien même cela signifie l’exposer au danger et à la violence (ainsi qu’aux pulsions violentes du héros). Chose loin d’être anodine puisqu’une partie de la dynamique du groupe qui se formera autour d’eux sera liée à l’état de Casca (notamment concernant l’évolution de Farnese).
Cette caractérisation passe aussi par un travail esthétique autour du personnage et de la représentation de ses états émotionnels. Si l’armure du Berserker arrivera bien plus tard, la représentation de la rage de Guts renvoie déjà à cette figure mythologique durant l’action, avec une représentation presque bestiale du personnage, dont le visage laisse parfois transparaitre uniquement son œil et sa bouche, donnant un sentiment d’animalité. Et, dans le même temps, Miura propose des compositions centrées sur Guts et Jill de toute beauté afin de tempérer la violence du héros au contact de cette enfant.
Ce jeu de contraste nourrit ainsi la caractérisation du personnage et rappelle son rapport compliqué à l’enfance, rendu encore plus complexe depuis la fin de l’Âge d’or. Il était un enfant brisé par les adultes, notamment Gambino, sa figure paternelle, et alors qu’il a trouvé l’amour avec Casca, le fruit de leur amour a été perverti par Griffith/Femto pour devenir une créature difforme. De ce fait, difficile de ne pas voir dans ce cycle centré sur l’enfance une représentation des traumas de Guts vis-à-vis de sa propre enfance et de l’enfant qu’il aurait pu avoir avec Casca (un élément qui aura une grande importance par la suite). De ce fait, son rejet de Jill dans un premier temps s’explique essentiellement par le fait qu’il est marqué par les ténèbres, et qu’il souhaite préserver l’innocence de l’enfant afin de lui permettre de guérir de ses blessures, là où lui n’en semble pas capable à ce stade.
Une histoire d’enfance et de résilience
Cette intrigue se construit en grande partie autour de l’opposition entre Jill et Rosine, mais aussi entre le monde adulte et celui de l’enfance (d’où le fait que Guts endosse l’ambiguïté du rapport aux adultes dans la façon dont il est représenté). Les deux enfants étaient amies, mais Rosine, ne supportant plus la vie qu’elle menait, a décidé d’activer une Béhérit afin de se métamorphoser. Dès lors, elle a vécu en marge en capturant et transformant des enfants, afin de vivre perpétuellement dans un monde « merveilleux » (au sens du genre littéraire), se persuadant qu’elle est le personnage du conte Picaf le Paria, créature fantastique élevée chez les humains, n’appartenant ni au monde des hommes, ni à celui des elfes.
Au contraire, Jill, malgré des traumatismes similaires, est un personnage dont le parcours l’amènera à accepter la dureté de la vie, et restera parmi les siens, dans l’optique de mener son combat vers un avenir meilleur. De ce fait, il semblerait que Miura propose à la fois un récit de résilience et un commentaire sur le genre qu’il investit.
Car l’auteur a une approche très érudite de la fantasy au sein de son manga, alternant notamment entre les sous genres au gré des besoins de son intrigue (ou plutôt, choisissant ce dont il a besoin comme élément générique en fonction de ce qui est raconté). Ici, il verse très clairement dans un merveilleux proche du conte pour enfants. Un choix logique compte tenu de la thématique centrale de ce cycle, qui semble appuyer un propos concernant le rapport à la fiction.
Car Rosine devient un monstre en s’enfuyant dans le conte pour enfants de Picaf le Paria, alors que Jill décide au contraire de faire face à la réalité, aussi dure soit-elle. Je ne pense cependant pas que Miura veuille dire que la fiction est quelque chose dans lequel il ne faut pas s’investir, mais plutôt qu’elle ne donne pas nécessairement les clés pour se confronter au monde. De plus, il tempère grandement tout cela par le biais du personnage de Puck, l’elfe accompagnant Guts, très décrié par de nombreux fans, mais qui apporte ici des clés importantes concernant notre héros.
Je pense en particulier à la toute fin de l’arc, où Puck clôture l’intrigue avec un peu de légèreté, expliquant qu’il n’arrive pas à laisser tomber Guts. Il devient ainsi une représentation positive du merveilleux, étant une créature mignonne, rigolote, et dotée de la capacité de soigner les blessures, qui apporte un contrepoint léger à la gravité et la souffrance du héros. Il donne ainsi le sentiment qu’il est possible de trouver du réconfort dans le merveilleux malgré tout.
Mais cette opposition entre le merveilleux et la réalité est aussi selon moi le support d’une autre opposition dans cet arc, entre le monde de l’enfance et celui des adultes. Alors que Rosine souhaite, tel Peter Pan, rester dans l’enfance, Jill va accepter la dureté du monde et les carences des adultes, pour grandir et revenir au final dans ce monde, aussi dur soit-il.
Sur ce point, le parcours de Jill fait écho à celui de Guts, puisqu’il est vu comme une figure héroïque par la jeune fille, là où tous les adultes rencontrés durant le cycle le verront comme un monstre. De plus, de nombreux éléments de l’intrigue évoquent la destruction de l’enfance, notamment lorsque les faux-elfes que Guts affrontent meurent et redeviennent les enfants qu’ils étaient, dans une vision apocalyptique. Ainsi, le potentiel de violence et de destruction du protagoniste nous est rappelé, quand bien-même il n’est pas directement responsable de tout cela.
En conclusion
Mais surtout, je vois dans la conclusion de ce cycle et les adieux que Guts fait à Jill la conscience du fait qu’il est maudit, et qu’il est une figure héroïque ambiguë. Mais surtout, cela rappelle la sensibilité exacerbée du personnage, qui est la cause de son rejet des autres selon moi. En prenant à sa charge une partie de la souffrance des personnes qu’il rencontre, il augmente le fardeau qu’il porte. Or, il n’a pas pu se résoudre à laisser Jill de côté, tout comme il n’a finalement pas achevé Rosine (qui a quand même fini par mourir des blessures infligées).
Ainsi, cette partie du récit, souvent jugée plus faible, me semble au contraire un nœud de tension important pour Guts (en plus de présenter une intrigue simple mais riche et touchante), qui est mis face à la violence qu’il a en lui en même temps que son empathie, qui le pousse malgré tout à être quelqu’un de bon dans un monde si violent. Chose qui est par ailleurs un trope classique d’un certain genre de fantasy (mais aussi de récits postapo, Guts évoquant d’ailleurs encore et toujours Mad Max, notamment dans son troisième film, tourné vers l’enfance).
C’est selon moi un des points fondamentaux de ce cycle, qui étoffe le rapport à l’enfance de Guts, en liant l’histoire de Jill au passé du héros, mais aussi à son futur éventuel. Si on a lu la suite du manga, on sait qu’il passera par une évolution considérable, traitée avec énormément de finesse et de sensibilité, vers davantage d’ouverture aux autres, et vers un apprentissage du contrôle de ses émotions exacerbées (en particulier ses pulsions violentes). Et si l’Âge d’or dressait déjà un portrait très sensible du personnage, il me semble que c’est vraiment à partir du Cycle des Enfants Perdus que quelque chose de plus se met en branle chez Guts. Pour le dire autrement, l’Âge d’or devait nous montrer comment il devient le personnage que l’on connait, et à partir des Enfants Perdus, on découvre comment il apprend à vivre avec cela.
Très bel article avec de nombreux points soulevés auxquels je souscris.
En ce qui me concerne, et ça vient peut être corroborer ta conclusion sur le personnage de Guts, je trouve que Berserk embrasse à partir de ce stade une dimension profondément cathartique. Comme le début d’une longue pérégrination post traumatique très justement soulignée, comme tu le rappelles, par le premier chapitre de l’arc.
Mais ce que j’aime par dessus tout, c’est cette perpétuelle dichotomie autour de l’opposition rêve/cauchemar et des représentations qui leur sont attribués.
Une opposition traduite par la place de l’imaginaire au sein de l’œuvre et la dimension inter fictionnelle (il y aurait toute une analyse méta à proposer sur le Qliphoth et son Monde Astral) qu’elle sous tend.
Mais aussi profondément métaphorique, tant d’un point de vue graphique que narratif.
Pour en revenir au cycle des Enfants Perdus, c’est tout bonnement pour moi la rencontre d’une démone habitée par un rêve (Rosine) avec un humain plongé dans un cauchemar (Guts). Au delà de l’opposition Jill/Rosine que tu as très justement évoquée.
Une façon de désacraliser les quêtes (utopique, vengeresse, initiatique) pour en conserver la dimension grisâtre qui leur sied. Pour une fin d’arc qui mêle un sentiment d’amertume à la douceur qui la caractérise. Introduisant par la même occasion le premier signe thérapeutique pour son personnage principal.
Ps : j’espère être compréhensif vu que j’écris ça tard tout en étant très fatigué par ma journée… en tout cas, c’est toujours aussi passionnant d’enrichir le regard que l’on peut porter sur une œuvre aussi exigeante et puissante émotionnellement (ici aussi, quelque part, il s’agit de convertir nos émotions et de les coucher à l’écrit)
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Ne t’en fais pas, tout ce que tu as écrit est très limpide.
Je n’avais pas du tout pensé à cette dimension rêve/cauchemar et l’opposition entre Rosine et Guts, mais elle me semble très intéressante !
Pour la dimension cathartique et thérapeutique, je la ressentais mais sans réussir à la formuler comme ça, mais j’ai l’impression que tu as quand même compris où je voulais en venir par rapport à ça.
J’ai même le sentiment par moments que le monde que Miura dépeint métaphorise un peu l’évolution de Guts, tant le monde semble évoluer en fonction de celle du héros. En tout cas je me suis fait la remarque plusieurs fois lors de ma première lecture.
Sinon, je sais plus ce qu’est le Qliphoth, mais pour ce qui est du monde Astral, je me souviens avoir ressenti quelque chose de fort par rapport à tout ça durant ma première lecture, mais sans pouvoir l’exprimer avec les mots. Ce sera aussi un des challenges de cette relecture !
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Je lirais la suite avec grand plaisir 🙂
Pour ce qui est de l’environnement, je te rejoins aussi. Comme si en ouvrant progressivement les yeux, Guts prenait le temps de nous dévoiler les nuances propres à son monde. Même si on ne pourra nier l’importante influence du groupe qui va progressivement se former pour l’accompagner (que ça soit Puck, Isidro, Farnèse, Serpico et surtout Schierke).
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Je te rejoins dans le « surtout Schierke » !
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Merci pour cet article très bien rédigé.
Comme toi, j’ai pris beaucoup de plaisir sur ce court cycle. Sa forme de conte m’a beaucoup parlé et comme tu l’as indiqué, cette courte histoire a plus value sur le manga tout en apportant une courte histoire qui se suffit à elle même.
Après je peux comprendre que la durée très faible de ce cycle n’attire pas tout le monde!
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Je pense qu’en plus de la durée, le fait de faire une sorte de pause dans le récit et de passer juste après l’éclipse ne doit pas jouer en faveur de cet zrc pour beaucoup. Mais de mon côté je trouve au contraire que c’est une façon très intéressante de relancer les choses.
Merci à toi pour ton passage en tout cas !
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