Goodbye, Eri de Tatsuki Fujimoto – La question du point de vue

À chaque nouveau titre de Tatsuki Fujimoto, quel que soit le format ou le sujet, une même constante se dessine dans l’emballement d’une partie du lectorat manga qui y voit un nouveau coup de génie du maitre. Emballement qui m’a l’air ici plus mesuré qu’avec Look Back, peut-être du fait du contexte (Goodbye Eri a été mis en ligne quelques heures avant les résultats du premier tour de l’élection présidentielle), mais dont les traces laissent quand même à penser que l’auteur a de beaux jours devant lui, tant les habituelles dithyrambes se répètent, louant un génie qui continue de pousser plus loin les frontières de son art, « réinventant » la grammaire du manga à chaque nouvelle sortie (ces mots ne sont pas de moi).

Au milieu de cela, je reste sur mes positions également, nettement plus mesuré devant l’ouvrage d’un artiste singulier, talentueux et intelligent, mais dont la conscience de lui-même le fait parfois un peu basculer vers le côté « petit malin » que je lui reproche souvent. Si cet aspect était plus en sourdine dans Look Back, il revient par la grande porte avec Goodbye Eri, son titre qui aborde le plus frontalement la question du cinéma depuis Fire Punch, et qui semble contenir son propre mode d’emploi, nous donnant des outils d’analyse ou faisant dans le prêt à penser selon le point de vue d’où on se place. Quoi qu’il en soit, comme toujours avec Fujimoto, on est surtout face à un objet pensé pour être analysé, riche, passionnant, et parfois même surprenant.

Résumé rapide du manga

Goodbye Eri nous raconte sur 200 pages (disponibles gratuitement, légalement mais en anglais sur le site de Manga Plus) l’histoire du jeune Yuta, à qui la mère mourante à demandé de filmer ses derniers instants de vie. Il montera toutes ces images après sa mort et en tirera un court métrage qu’il proposera dans son établissement scolaire, lui valant les moqueries et critiques des camarades et des professeurs, notamment car il conclut son film par un moment de fantaisie résolument cool en faisant exploser l’hôpital où sa mère est en train de mourir.

Smartphone

Suite à cela, Yuta va tourner une vidéo face caméra, et ira ensuite sur le toit de son école pour se suicider. Sauf qu’il rencontre à ce moment une camarade, la jeune Eri, qui lui dit qu’elle a beaucoup apprécié son film. Les deux se rapprocheront et partageront leur passion du cinéma, regardant ensemble de nombreux films qu’ils décortiqueront ensuite. Le tout sur fond de nouveau tournage, puisque Eri souhaite que Yuta fasse un nouveau film, encore meilleur.

Une relation privilégiée se nouera donc entre les deux personnages, prétexte à un nouveau discours autour du cinéma de la part du mangaka, et un nouveau parti-pris esthétique fort « pour du manga », calqué sur des référents cinématographiques, une fois de plus.

Encore et toujours l’obsession du cinéma

Le résumé que j’ai fait le met déjà en avant, le cinéma est le cœur du récit que nous raconte Fujimoto, et également le cœur de son projet formel. L’histoire est quasi-intégralement racontée du point de vue subjectif de Yuta, qui est à la fois le point de vue de ses yeux, et celui de la caméra, créant une frontière mince entre la vue subjective et l’idée de « found footage » chère à une certaine tendance du cinéma horrifique.

Les rares moments qui ne sont pas des images filmées ou projetées se déroulent dans la pièce où Yuta et Eri regardent les films, donnant le sentiment d’un contrechamp où on partagerait le « point de vue » virtuel de l’écran qu’ils regardent. On pourrait presque se demander s’il n’y a pas un côté Nietzschéen dans ce jeu du point de vue, qui rappellerait une des citations célèbres du philosophe : « Si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. ». Ce qui ne me semble pas totalement fantaisiste, puisque Fujimoto travaille ici la question de ce qu’on met en scène, transformant la personne qui filme en objet de son film d’une certaine façon. De plus, le manga montre une idée proche avec le personnage de la mère morte de Yuta, dont on cache la véritable nature pendant une partie du récit, car trop dure à admettre.

Goodbye mom

Mais surtout, ce jeu sur la focalisation interne invite selon moi à « se regarder lire » le manga, à réfléchir sur notre façon de l’appréhender, mais aussi regarder comment l’œuvre infuse sur nous (ce qui est il me semble un élément récurrent des mangas de Fujimoto, qui se veulent volontiers métadiscursifs et remettant la position du lecteur au centre des choses, en même temps que la position de l’auteur, qu’elle soit réelle ou fantasmée).

Quoi qu’il en soit, au-delà de cette divagation, il y a surtout une réflexion évidente sur la mise en scène et sur le fait de retranscrire les choses par un « point de vue » d’auteur spécifique. Sur ce point, le one shot m’a semblé une fois de plus sous l’influence de Brian De Palma. J’avais déjà trouvé une similitude dans la mise en scène d’une partie précise de Chainsaw Man avec Body Double de De Palma (voir mon article ICI), qui traitent tous les deux de la question du point de vue et de comment il permet certaines ruptures de ton dans le récit.

Ici, l’influence de De Palma m’est apparu évidente très rapidement. D’une part, les plans en vue subjective sont une des marques de fabrique du cinéaste, qui en propose dans la majorité de ses films. Ensuite, le travail sur les images et leur potentiel de manipulation est aussi une thématique importante du cinéaste. Et pour finir, le point qui m’a le plus frappé (et qui pourrait finalement être un hasard), le personnage de Yuta me semble très proche de De Palma, dans le sens où son obsession pour la mise en scène leur vient à tous deux d’un traumatisme d’enfance lié à la demande que leur fait leur mère de filmer quelque chose de leur vie de famille.

C’est une anecdote connue, De Palma avait dans sa jeunesse espionné son père, sachant qu’il trompait sa mère, et l’avait enregistré et photographié à son insu afin de réunir les preuves de son adultère. Cet événement aurait été fondamental dans le devenir du cinéaste, obsédé par la question des images qui révèlent ou cachent une vérité, de la façon dont elles peuvent être manipulées, etc… Me concernant, je n’ai pas pu m’empêcher d’y penser très rapidement dans l’histoire, lorsque la mère de Yuta l’enjoint à la filmer (ici, parce qu’elle est condamnée).

Et ce côté est accentué par la révélation concernant la « vraie » nature de la mère de Yuta, une femme qui n’aime pas son fils, le rabaisse et le maltraite, jusque dans ses derniers instants. Ainsi, le fait de mettre en scène sa mort par le biais d’une grosse explosion bien plus fun donne un vrai poids à ces images qui cachent la réalité, de la même façon que les belles images filmées par Yuta de moments de vie quotidienne donnent le sentiment d’une mère aimante.

Mais en refusant de nous montrer les images de ce que Yuta et Eri regardent, et en se focalisant plutôt sur leurs réactions à eux et les discussions et analyses qui s’en suivent, je me demande si Fujimoto n’invite pas à nous questionner sur notre propension à analyser et interpréter les choses. Il me semble que tous ses mangas sont obsédés par l’idée de la façon dont on les reçoit, et dont on crée du sens à travers ce qui est raconté.

Sur ce point, j’ai vu des réactions sur les réseaux indiquant qu’il ne faut pas chercher à nécessairement vouloir faire émerger du sens de tout cela et que ce n’est pas forcément la volonté de l’auteur, et qu’une œuvre n’a pas nécessairement besoin de nous dire quelque chose. Si je suis d’accord avec la dernière partie (susciter une émotion esthétique me suffit amplement pour apprécier une œuvre), je pense quand même que Fujimoto, en petit malin qu’il est, ne fait pas les choses au hasard et invite une fois de plus à l’analyse et l’interprétation, en travaillant toujours au corps des motifs similaires.

Et tant qu’on est à parler de désaccord avec des choses lues sur les réseaux, j’ai vu quelqu’un espérer que Fujimoto saute le pas de la réalisation de film, chose que pour ma part, je ne lui souhaite pas. Car je pense que c’est la réappropriation de référents cinématographiques dans le cadre d’un autre médium qui est fertile, et je me dis que s’il faisait les mêmes choses au cinéma, il serait condamné à n’être qu’un suiveur.

La question du point de vue et la volonté d’analyse

Quoi qu’il en soit, me concernant, il me semble évident que la question du point de vue d’artiste de Yuta, qui aime introduire un soupçon de fantaisie dans la réalité déformée qu’il filme invite à analyser une fois de plus le titre sous le prisme des questionnements du mangaka. Peut-être s’en amuse-t-il, et qu’il prend au contraire de la distance vis-à-vis de tout ça, mais je reste convaincu qu’il souhaite susciter cette interprétation chez son lectorat, tant il s’agit d’une invitation récurrente d’un titre à l’autre.

Si Look Back semblait à ce titre verser explicitement dans l’autobiographie, notamment avec les noms des personnages principaux qui rappelaient celui du mangaka (qui peuvent malgré tout être au final une fausse piste pour filouter le lectorat, qui sait), on est invité ici à prendre un peu plus de distance, notamment par le biais de la mise en scène, comme je l’ai déjà expliqué. Et ce faisant, j’ai le sentiment que le manga feint de nous donner les clés d’interprétation d’emblée, pour nous inviter ensuite à prendre du recul sur cela, et nous questionner sur nos biais interprétatifs.

Cette idée me semble mise en avant très tôt dans le récit, où Yuta ne comprend pas les réactions vis-à-vis de son film et de son explosion finale, expliquant qu’il trouvait ça simplement cool, alors que les gens l’interprètent chacun à leur façon. De même, lors des conversations sur le cinéma entre Yuta et Eri, le sujet de la résonnance des œuvres avec notre propre vie est intéressante, car elle met explicitement en avant la notion de co-construction des histoires et de l’investissement personnel de chacun, qui rend d’une certaine façon toute œuvre unique pour chaque personne qui la reçoit.

Et je vois un rappel de cette idée plus tard, lorsque Yuta tourne une scène avec son père, et où ce dernier dit que « la création consiste à se projeter dans les problématiques des gens pour les faire rire et pleurer », et justifie le fait qu’il puisse y avoir des retours de bâtons envers les créateurs pour cette raison. Et c’est ce même père qui évoque par la suite le rapport émotionnel qu’il a aux images que son fils a filmé, ne donnant qu’une vision belle et positive de sa mère, qui n’était pourtant pas comme cela.

Ce qui donne lieu, au final, à un discours bien plus convenu sur la création, expliquant qu’il peut, par le biais de ses films faire ressortir ce qu’il y a de plus beau chez les gens. De la même façon, le twist qui n’en est pas vraiment un concernant Eri contribue à une idée très cliché de capturer pour l’éternité des instants, conserver une image d’une personne à un moment spécifique de sa vie. Un questionnement qui, il faut le dire malgré tout, est très présent dans le cinéma, notamment de nos jours où la technologie est en mesure de ramener à la vie des acteurs décédés (dans des versions en images de synthèse absolument dégueulasses la plupart du temps, mais quand même). Il n’est d’ailleurs pas impossible que ce soit pour Fujimoto une évocation directe de cette idée.

En conclusion

Au final, j’ai toujours du mal à me situer avec Fujimoto et ce titre en particulier. J’y vois son œuvre la plus résolument théorique jusque là, et qui prend le plus de distance avec le récit qu’elle raconte pour plus volontiers verser vers une méta discursivité totale. Pour le dire plus simplement, si j’ai souvent du mal à me projeter émotionnellement dans les mangas de l’auteur, celui-ci m’a semblé m’inviter à rester vraiment extérieur à l’histoire en elle-même, malgré une très belle idée en cours de parcours (révéler que la mère est une mauvaise personne et toxique pour son fils).

Je trouve cela d’autant plus étonnant que la notion de « cool » et d’investissement émotionnel dans les œuvres me semble un des sujets principaux du titre. Mais comme l’indique aussi l’auteur au sein du récit, c’est aussi en fonction de la résonnance personnelle qu’une œuvre peut avoir avec nous que les émotions peuvent ou non affleurer. Me concernant, c’est véritablement la volonté d’intellectualisation que l’auteur semble chercher à susciter qui m’intéresse dans ce nouveau titre.

Et, comme pour Look Back, une sortie au format papier dans ma langue maternelle sera l’occasion de remettre à l’épreuve le titre, à la lumière des nouvelles connaissances que j’aurai acquis concernant l’œuvre globale de l’auteur d’ici-là (qui passera par ses recueils d’histoires courtes, mais aussi une relecture de Fire Punch, car il faudra bien en parler un jour). Car finalement, comme semble le dire ce nouveau titre, tout n’est que question de point de vue, et quand on lit un manga de Fujimoto, on ne lit pas tant ce que le mangaka veut nous dire que ce que nous avons envie d’y voir.

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12 commentaires

  1. Merci pour cette riche analyse et ces pistes de réflexion dans lesquelles je retrouve pas mal de mes impressions de lecture, notamment ce manque presque total d’implication émotionnelle que j’ai ressenti au profit d’un désir de démonstration de sa vision de la construction d’une image dans le cinéma. Ce n’est pas inintéressant mais je cherchais autre chose. Du coup, le côté « petit malin » comme tu le dis m’a sauté aux yeux, plus que d’habitude, et j’ai bloqué dessus avec le sentiment d’un auteur presque paresseux dans le travail graphique tant j’ai eu un sentiment de répétitivité en faisant défiler les pages.
    Ça demande une relecture.

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    • J’ai replongé plusieurs fois le nez dedans pour écrire l’article, et honnêtement, c’est encore pire après ce sentiment de répétition dans la mise en scène. On peut dire que ça donne un côté « radical » à la chose, mais j’y vois aussi une forme de paresse dans le fait de créer un cadre si contraint dans la mise en scène.

      Mais c’est quelque chose que je vois régulièrement dans les mangas de Fujimoto, sauf que comme là c’est vraiment la même technique sur toute la durée, ça devient plus gênant.

      Aimé par 1 personne

  2. Was sehe ich? Eine Analyse des letzten Werkes des großen Tatsuki Fujimoto? Wenn du der Wille unseres Gottes bist, dann werden wir ihm folgen.

    Ah merde excuse moi, j’ai mangé allemand à midi. Je disais donc :

    Que vois-je ? Une analyse de la dernière œuvre du grand Tatsuki fujimoto ? Si t’es es la volonté de notre dieu alors nous le suivrons.

    Personnellement j’ai trouvé Goodbye Eri plus facile à comprendre lors d’une première lecture par rapport à Look-Back. Peut-être parce que le métier de réalisateur de film me parle plus que celui de mangaka. Je n’en ferrais pas une analyse aussi poussée que tu as pu le faire grâce à ta plus grande connaissance sur le monde du cinéma, afin de déchiffrer les références cachées ici et là.

    Mais que ce soit l’aspect de la mise en page (les pages avec 4 bandes horizontales qui nous rappellent une bande de film qu’on déroule de haut en bas), ou encore les différents messages qu’on y retrouve sur le fait qu’un réalisateur à la main mise sur la vision qu’il veut faire passer d’un personnage (avec la mère ou Eri) qui peut-être bien différente de la réalité, mais aussi du fait qu’on est tous à la fois les acteurs de notre propre vie mais aussi de celle des autres. Font que j’ai bien apprécié Goodbye Eri, sans forcément criez au génie.

    Je pense que notre vision changera encore au fil des relectures (on espère en français un jour).

    À l’instar de Look-back, la fin est aussi très énigmatique. Sans trop spoil pour ceux qui lirais ce commentaire sans avoir lu le one-shot. La fin me fait penser à ce que fujimoto avais déjà fait dans la fin de Fire Punch, avec le fait qu’à notre mort on se retrouve dans une salle de cinéma pour voir le film de notre vie (Je crois que c’est aussi une certaine croyance populaire, voir une référence à quelque chose. Mais ma culture n’est pas assez développée de ce côté-là.).

    J’ai aussi lu que cette fin, fait en réalité aussi partie du film que fait le personnage principal. Ça montrerait lors du second film sa véritable signification de l’explosion.

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    • Personnellement, je vois aussi la fin comme un indice indiquant que toute l’histoire serait le film que fait Fujimoto, compte tenu du fait que c’est lui qui fait cette histoire, mais je ne suis pas vraiment certain. Mais ça jouerait sur la frontière entre les niveaux de réalité, ce serait pas une mauvaise idée.

      Sinon, je n’avais même pas pensé aux 4 cases qui évoquent la pellicule qui défile tiens, mais maintenant que tu le dis, ça fait sens. Certains y voient une référence au format en 4 cases typique de certains mangas humoristiques (que je n’ai de ce fait jamais lu car je crois que je n’ai vu que La Nouvelle île au trésor de Tezuka avec ce format).

      Pour le lien avec Fire Punch, jen avais parlé parlé Koda et il lui est apparu comme évident aussi, mais me concernant, mon souvenir n’est pas très clair de ce manga, du coup jai eu du mal à tisser des liens.

      J’aime

    • Si tu es à l’aise avec l’anglais (je ne sais pas pourquoi mais je me dis que tu dois pas avoir de souci avec, mais j’ai peut-être tort), tu peux le lire gratuitement en ligne en attendant la sortie fr qui arrivera à coup sûr chez Kazé.

      Cependant j’ai trouvé le titre très froid globalement car très théorique. Mais c’est un point récurent chez l’auteur et ce qui m’empêche d’être aussi emballé que les autres.

      Aimé par 1 personne

      • J’ai aucun souci avec l’anglais, je suis même quasi bilingue. Je lis en vf parce que c’est moins gourmand en ressources mentales mais c’est tout. Par contre lire sur mon ordi un tome complet ça me gonfle clairement ^^ Le confort de lecture n’est pas optimal, du coup ça va m’empêcher de profiter du titre. C’est pour ça que je préfère attendre !

        Aimé par 1 personne

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