J’aime tout particulièrement, dans les fictions de l’imaginaire en général, voir comment les conteurs et conteuses nous introduisent à leurs univers singulier. L’entrée en matière revêt selon moi une grande importance, puisqu’il s’agit de notre premier contact avec l’œuvre et ce qu’elle nous raconte. Et quel que soit le moyen d’expression, on constate que les auteurs et autrices pensent cette entrée en matière, afin de nous immerger au mieux dans leur univers.
Ainsi, dans le manga, et en particulier le shonen d’aventure au long cours, le premier chapitre revêt une importance capitale : il doit nous présenter des personnages, un univers et éventuellement un début d’enjeu, que l’on aura envie de suivre sur 10, 20, 30 tomes voire plus. Et bien souvent, les chapitres d’introduction sont en réalité une version retravaillée d’une histoire courte proposée à un magazine de prépublication, qui aura suffisamment plu pour avoir une sérialisation. Si Mashima a sûrement du sauter cette étape pour Edens Zero, puisqu’il sortait du carton de Fairy Tail, nul doute qu’il a tout de même peaufiné son entrée en matière tant ce premier chapitre est un modèle du genre.
Il faut dire que l’auteur a de l’expérience en la matière puisque après deux séries longues, deux séries courtes et plein d’histoires courtes qui étaient destinées ou non à être sérialisées. Son imaginaire à eu l’occasion de travailler à plein régime, et il a eu la possibilité d’affiner sa façon de présenter des univers et des personnages. Ainsi, j’ai eu envie de revenir sur le premier chapitre d’Edens Zero, afin de voir en quoi il me semble une entrée en matière assez brillante.
Mais avant de commencer, un petit point sur les modes de publication des shonen me semble utile, afin de voir en quoi l’organisation de ces magazines impacte sur le résultat final.
La prépublication d’un premier chapitre dans un magazine shonen
Si chaque magazine de prépublication doit avoir ses spécificités et des fonctionnements qui varient, le Weekly Shonen Magazine dans lequel Mashima est publié, aussi bien que le Weekly Shonen Jump, fonctionnent notamment sur les appels à histoires courtes de jeunes wanabee-mangakas. De nombreuses séries à succès ont commencé par la proposition d’une histoire autoconclusive d’une cinquantaine de pages, avant de connaitre un engouement qui leur a valu une sérialisation. Par exemple, One Piece a commencé via l’histoire courte Romance Down.
Ainsi, bien souvent, le premier chapitre d’un shonen d’aventure est une version retravaillée de l’histoire qui avait été publiée à l’origine. Il arrive même parfois qu’il n’y ait pas de modification et que l’histoire courte devienne un chapitre à part entière de la série. Mais ce qu’il faut retenir ici est que ces introductions sont faites sur une période de temps bien plus longue que les chapitres produits de façon hebdomadaire, sont travaillés et peaufinés pour une efficacité narrative maximale, et leur origine fréquente d’histoire courte retravaillée donne une certaine forme de complétude à ces chapitres.
Que ce soit le premier chapitre de One Piece, de Naruto ou de Edens Zero dont il est question ici (et de certainement bien d’autres), on trouve ce côté autonome du chapitre, comme une petite histoire qui introduit la grande histoire, qui me plait personnellement beaucoup. Mais le manga, s’il a des spécificités, ne fonctionne pas en vase clos par rapport aux autres pourvoyeurs de contenus narratifs. De ce fait, avant de voir en détails ce que Mashima nous propose dans ces quelques 80 pages d’ouverture, j’avais envie de faire un tour rapide du côté de la narratologie et du sacro saint Joseph Campbell
Mise en place du parcours du héros
En effet, la narratologie est une discipline passionnante, qui étudie les structures des récits, que ce soit dans la littérature ou ailleurs. Discipline passionnante, mais aussi super complexe avec plein de courants et de modèles, dont certains sont quand même très difficiles d’accès je trouve (souvenirs de cours de sémiologie du cinéma où je galérais comme pas permis).
Mais ce qui est bien, c’est qu’un monsieur a élaboré une théorie concernant les structures des grands récits, à la fois très accessible, facile à appliquer, et qui a en plus présidé à la charpente de Star Wars, rendant son créateur célèbre. En effet, Joseph Campbell a proposé le fameux « monomythe », expliquant que selon lui, tous les grands récits de l’histoire de l’humanité reposent sur une même structure narrative, avec le même parcours héroïque et les mêmes étapes à suivre. Une théorie très intéressante, qui est critiquable sur bien des aspects (pour l’avoir lu, je trouve qu’il y a quand même pas mal de points tellement vagues qu’on peut y fourrer un peu ce qu’on veut), mais qui n’en reste pas moins fonctionnelle.
Si bien que Lucas, lorsqu’il était un peu embourbé dans l’écriture de son scénario pour son premier Star Wars, s’est beaucoup aidé des écrits de Campbell, contribuant par là-même à faire de sa théorie une boite à outil du scénariste, d’autant plus que le film de Lucas, comme tout le monde le sait, a eu un impact décisif dans l’histoire du cinéma (et de la fiction en général selon moi). Le film faisant date, le parcours héroïque que Lucas a scrupuleusement suivi également. De fait, il n’est pas étonnant de voir Campbell repris et cité à toutes les sauces, et les grands récits post-Star Wars se sont emparés, consciemment ou non de tout ça.
Pourquoi j’en parle ici ? Tout simplement car la notion d’appel de l’aventure cher à Campbell, que le héros classique refuse dans un premier temps pour ensuite accepté est très clairement dans ce premier chapitre d’Edens Zero, comme c’était déjà le cas pour Luke dans Star Wars (mais aussi pour Bilbon, Harry Potter, etc…). Et c’est justement le point qui m’intéresse dans ce chapitre introductif d’un point de vue narratif.
Je pense même que l’obsession que j’ai pour les débuts de récits aventureux vient justement de l’irruption dans le quotidien d’un personnage de cette invitation à l’aventure. Et je pense très sérieusement qu’elle doit être traitée avec le plus grand soin par les conteurs d’histoire, car elle ne sert pas qu’à introduire le héros et l’univers, mais elle doit aussi et surtout amener le lectorat (ou les spectateurs.trices, joueurs.euses, peu importe le médium) en douceur dans le récit, afin de l’inviter lui-aussi à s’immerger dans cet univers et cette aventure. Et quand on parle de récits qui se développent sur la longueur, il est important d’accompagner les récepteurs.trices de l’œuvre (et il est tout aussi important de les raccompagner vers le monde réel une fois l’histoire terminée, en évitant par exemple les épilogues en un seul chapitre, ma hantise par excellence !).
Enfin, pourquoi rappeler tout ça rapidement est important ? Parce que je suis intimement convaincu que Mashima, malgré toutes les critiques dont il est victime concernant l’écriture, est un auteur d’une grande érudition sur ces questions narratives, tant il y a de nombreux détails dans ses mangas laissant à penser qu’il a longuement creusé la question de comment une histoire se charpente. On peut trouver ses récits simplistes, mais en terme de construction pure, il a souvent montré une connaissance fine de comment agencer un récit, ancrer des personnages et des univers, et jouer avec des tropes narratifs. Et la façon dont il introduit son récit dans Edens Zero en est une preuve parmi d’autres d’après moi.
« Tout le monde a un cœur »
J’aime tout particulièrement la façon dont Mashima introduit son récit, avec cet enfant dont on ne connait rien, accompagné de deux robots, qui parlent sur l’existence de dragons, et sur le fait que tout le monde ait un cœur, y compris les machines. Cette idée est le leitmotiv de la série, une idée simple à la Mashima, qui va être liée aux notions transmises par le titre au fil des volumes, et ce dès ce premier chapitre.
C’est d’autant plus important que, on va le voir, tout ce premier chapitre est centré sur la révolte des robots sur la planète Granbell où Shiki (l’enfant de ces pages donc) est le seul humain. Mais surtout, l’appel à l’aventure qui est au cœur du genre est ici mis en avant directement par les personnages, puisque les robots invitent Shiki à découvrir l’immensité du cosmos, à découvrir des choses et à se faire plein d’amis, ce qui sera donc un des principaux objectifs du personnage.
De ce fait, nous ne sommes pas étonnés lorsqu’ensuite, alors que l’on découvre Granbell du point de vue de Rebecca et Happy, Shiki souhaite rapidement devenir leur ami. Ils sont les premiers humains que le jeune garçon rencontre, et la séquence n’est pas sans évoquer la première rencontre entre Sangoku et Bulma dans Dragon Ball.
Si il semble un peu louche de prime abord, Rebecca et Happy vont finalement rapidement lui faire confiance simplement parce qu’il est ami avec les robots qui leur ont fait si bon accueil. Une ambiance bon enfant se met donc en place d’emblée, avant qu’un élément vienne détraquer tout ça.
En effet, les machines se révoltent, kidnappent Rebecca et Happy, qu’ils souhaitent mettre à mort. Shiki est dans l’incompréhension totale face à ce comportement violent qu’il ne leur connaissait pas. Un élément que j’aime tout particulièrement ici est la façon dont Mashima réutilise des tropes de la littérature de science fiction classique, avec la révolte des robots face à l’humain qui les asservit. Michael, le meilleur ami de Shiki l’envoie balader en lui disant qu’il n’est pas un outil, et le big boss des robots dit à Shiki qu’ils ne pourront jamais être amis puisqu’il est humain et eux machines.
Cela permet de créer un antagonisme simple, que l’on comprend d’emblée, basé sur une figure bien connue dans la SF, mais surtout, cela met déjà en avant les thématiques liées aux robots et à leur traitement, qui sera un élément central dans la série (une partie de l’équipage de l’Edens Zero étant des robots). Mais surtout, et c’est là où cela devient encore plus intéressant, c’est que Mashima nous fait en réalité une feinte !
Déjouer les attentes
En effet, les robots disent à Shiki qu’ils ont été mis à jour et qu’ils ont désormais conscience que les humains sont leurs ennemis. Soit, le jeune héros va donc les fracasser comme il se doit et il quittera la planète avec Rebecca et Happy, compte tenu du fait que la cohabitation est devenue impossible.
Cependant, une fois Shiki parti, les robots parlent entre eux, expliquant que leur plan à fonctionner. En effet, ils savaient leur durée de vie arrivée à leur terme, et avaient conscience que Shiki ne les quitterait pas et resterait pour tenter de les réparer, ce qu’ils ne voulaient pas. Au contraire, ils souhaitaient voir leur ami partir et découvrir le monde, comme les premières pages nous l’avaient déjà signalé. Ainsi, ils ont fait croire qu’ils étaient devenu un danger pour le forcer à prendre son envol.
Le tout se concluant avec un passage très touchant centré sur Michael, le fameux meilleur ami de Shiki dont on nous a dit qu’il avait un cœur dans les premières pages, où celui-ci dit que si avoir un cœur fait si mal, il aurait préféré ne pas en avoir. Cet aspect peut sembler particulièrement mièvre, tout comme l’accent mis par Mashima sur l’amitié d’emblée, mais me semble extrêmement important pour capter le ton de l’auteur et de son manga.
On peut en effet très facilement trouver à se moquer de cela, mais je considère au contraire cette sincérité et cette simplicité particulièrement touchantes. Mashima est selon moi un mangaka très porté sur les émotions, mais surtout, les émotions les plus simples à comprendre. Il ne construit pas un rapport émotionnel complexe lié à des choses lourdes, mais est au contraire focalisé sur des éléments que l’on comprend très facilement.
Ici, il est question d’amitié, de sentiment de filiation même, puisque Shiki semble présenté comme l’enfant des robots d’une certaine façon, et de sacrifice de soi au profit de cet enfant. Forcément, en tant que papa, ça ne peut que résonner en moi et m’invite à interpréter cela comme la volonté de voir son enfant prendre son envol dans la vie et grandir (même si j’espère qu’aucun parent ne s’amuse à se prendre la tête avec son enfant pour l’encourager à quitter le foyer, bien entendu).
Exposer les thématiques de la série
Et surtout, cela permet d’appuyer sur les thématiques centrales de la série, qui sont souvent moquées : l’amitié et le rapport aux robots. En effet, ces créatures fabriquées par l’homme vont avoir un rôle central dans l’histoire, notamment car une grande partie des personnages principaux en sont. De même, certains ont une histoire bien particulière. Je pense à Happy et sa relation à Rebecca, même si c’est rapidement évoqué. Mais aussi et surtout Pino, qui a été maltraité par les hommes, et qui souhaiterait devenir humaine (j’ai l’impression d’être débile, car c’est seulement lors d’une relecture que j’ai compris que « Pino » faisait référence à Pinocchio), et Harmit, dont le mal-être lorsqu’on la rencontre, vient des sévices qu’elle a subit, qui évoquent beaucoup les animaux cobayes en laboratoire je trouve.
Ainsi, la question des robots et de leur place dans ce monde est vraiment centrale dans Edens Zero, et sera développée au fil des tomes, soit par le biais d’un personnage en particulier, soit par des éléments au cœur de l’intrigue en fonction des arcs narratifs. Et elle se mêle souvent à la thématique de l’amitié, fièrement représentée par Shiki, qui veut devenir ami avec un peu tout le monde. Une thématique ultra classique chez Mashima, souvent moquée comme je l’ai dit, mais qui a le mérite d’être on ne peut plus sincère dans les mangas de l’auteur, si bien qu’elle a une assise émotionnelle forte.
En conclusion
Vous l’aurez compris, ce que j’aime tout particulièrement dans ce chapitre introductif est la façon dont Mashima arrive à raconter une petite histoire autonome, avec un début, un milieu et une fin, qui lance la grande histoire. De la même façon qu’un petit conte, il arrive à développer des idées et des thématiques par le biais de cette petite histoire, qui seront ensuite traitées de façon plus dense dans la série dans sa globalité.
Cette façon de faire ne date pas d’hier et Mashima n’est pas le seul mangaka à fonctionner ainsi. J’en ai parlé en début d’article, j’y vois une construction narrative proche de ce qu’on retrouve souvent dans le shonen d’aventure au long cours. Mais je trouve ici que l’auteur a particulièrement bien géré cette entrée en matière, de la même façon que Kishimoto l’a fait avec le premier chapitre de Naruto, ou Oda avec celui de One Piece. Car on peut effectivement voir une démarche similaire avec ces deux autres séries, qui proposent une petite histoire autonome, qui introduit la grande histoire, en présentent le héros, et surtout, développent une idée qui sera centrale au récit. Pas la seule idée ou thématique du récit dans sa globalité, évidemment, mais malgré tout une idée qui est développée sur le long cours.
Ainsi, le premier chapitre d’Edens Zero introduit pour moi de façon idéale cet univers où les robots et l’amitié sont deux éléments essentiels et contribuent à son identité, en plus de donner la première impulsion pour la grande aventure qui va suivre, en invitant le héros (et le lectorat) à quitter son chez-lui pour découvrir un univers infiniment plus grand, exactement de la même façon que la plupart des grands récits le font.
Très chouette article, solide sur son fond théorique et intéressant dans son exemple. Je garde un très bon souvenir de ce premier chapitre que je n’avais pas du tout trouvé mièvre au contraire, c’était plutôt malin ce jeu de Mashima ! C’est après que j’ai moins accroché même si je pense regarder en anime, je préfère souvent les shonens sous cette forme.
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Tu me dis ça souvent en effet. J’ai regardé le début sur Netflix, et franchement c’est pas mal (j’aime beaucoup le doublage fr, mais il me semble que tu regarde en VO uniquement 😉), mais je trouve qu’on perd énormément esthétiquement par rapport au trait de Mashima.
Je ne sais pas jusqu’où tu as lu, mais clairement, ce premier chapitre est selon moi ce qu’il a fait de mieux dans la série sur les 6 premiers tomes je dirai, c’est vraiment ensuite que tout prend de l’ampleur (oui, ça fait beaucoup de tomes à lire du coup avant de passer aux choses sérieuses).
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En effet je regarde tout en VO que ce soient mes séries ou mes animés 🙂 j’ai lu le premier tome uniquement et oui ça me parait un peu long six tomes pour que ça prenne de l’ampleur 😅 du coup je verrais bien si l’animé arrive à me convaincre ou pas !
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J’ai presque fini mon marathon Edens Zero, je n’ai plus que les tomes 15&16 à lire et je suis à jour. Et j’aime vraiment beaucoup, je te remercie (encore) pour la découverte 😀
J’avais bien aimé aussi ce premier chapitre, j’ai trouvé qu’il faisait parfaitement son job. Introduire de manière efficace le manga, sans trop de fioriture. Même si j’avais un peu de mal avec « l’amitié » comme but de voyage pour Shiki, j’avoue qu’au fil de ma lecture, ça ne m’ennuie plus du tout. Je pense que Mashima sait faire de ce concept basique qu’est l’amitié, un moteur et un fil rouge puissant dans son intrigue. Alors, rien de négatif dans le « concept basique », mais je trouve l’amitié tellement importante, que j’aime le fait que ce soit tant mis en avant.
Et puis Mashima ne nous sort pas un énième héros qui veut devenir le plus fort et tout conquérir. Le plan des robots pour le faire partir de la planète, m’avait touché. Malgré que ce soit un peu téléphoné, j’ai trouvé que Mashima a fait ça de manière astucieuse.
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On est bien d’accord, il n’y a pas de souci à proposer un concept basique, surtout que chez Mashima, tout ce qu’il fait autour de l’amitié a beaucoup d’importance et de saveur je trouve (même si je comprend aussi que ça peut enerver).
De mémoire je crois que je m’étais laissé prendre au piège de la révolte des robots lors de la première lecture 😄
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