Dans le petit monde du manga, on a souvent tendance à se demander quel arc narratif est le plus marquant dans une série en particulier, mais au-delà de ça, quels arcs de manga en général sont les plus réussis. Si la question est intéressante, me concernant, il y a deux arcs qui m’ont marqué au-delà de tous les autres dans mon expérience de lecteur : l’arc des Kimera Ants de Hunter x Hunter, et l’arc des esclaves de Vinland Saga. J’ai déjà beaucoup parlé du premier, il sera donc question cette fois ci du second, comme l’indique le titre de l’article.
Car si Vinland Saga est très clairement un de mes mangas favoris, c’est vraiment à partir de ce second arc narratif que toute la puissance de l’écriture de Makoto Yukimura se dévoile selon moi. Non pas que le premier arc (qui va du premier au huitième tome) ne soit pas bon, il est même très bon, mais c’est vraiment à partir de l’arc des esclaves que l’on prend conscience, en même temps que Thorfinn, de la portée humaniste du récit.
Et en plus de vraiment faire passer le récit à un autre niveau, cet arc est surtout un modèle d’écriture, qui arrive en six tomes à introduire énormément de personnages, dont la plupart ne reviendront pas (ils doivent donc être « complets » seulement dans cet arc, une gageur en terme d’écriture !), développer plusieurs intrigues parallèles dans un lieu unique (la ferme de Ketil), tout en redéfinissant le personnage de Thorfinn, qui a droit à une renaissance au sens propre, permettant au récit et aux thématiques de Yukimura de véritablement se déployer.
Faisons donc le point sur ce moment de grâce dans la série qu’est l’arc des Esclaves.
Resituons l’intrigue à ce stade
Avant d’aborder l’arc en lui-même, il convient de le resituer un minimum l’intrigue. Dans le premier arc, nous découvrons Thorfinn, alors âgé de 6 ans, qui vit paisiblement avec sa famille, dont son père, Thors, ancien soldat, surnommé « Le Troll de Jom » en raison de ses faits d’armes sur les champs de bataille. Mais tout ceci est loin derrière lui, il a fuit la guerre et son absurdité afin de vivre en paix. Thorfinn ne comprend absolument pas cela, et est au contraire obsédé par l’idée de faire la guerre… qui viendra malheureusement les rattraper.
Thors va être contraint de partir à la guerre, et sera victime d’un piège à peine partie, et mourra sous les yeux de son fils, tué par Askeladd. C’est alors que Thorfinn va suivre ce dernier, et vivra à ses côtés pendant des années dans le seul but de le tuer en duel loyal. De ce fait, il deviendra le chien de guerre d’Askeladd, tuant sans se poser de question durant de nombreuses batailles, jusqu’à ce que finalement, l’homme dont il souhaitait se venger meurt sous ses yeux, l’empêchant d’avoir sa vengeance.
Dans le même temps, Thorfinn avait rencontré le prince Knut, assurant sa protection pendant un temps, et a finalement tenté de le tuer suite à la mort d’Askeladd. Il se retrouve réduit en esclavage pour son geste, et va être vendu à un certain Ketil. Nous entamons donc le second arc, après celui qualifié de « prologue » par l’auteur, avec un Thorfinn détruit, qui n’a plus de raison de vivre, et hanté par les fantômes de ses innombrables victimes.
Les enjeux de cet arc
Aborder cet arc est vraiment un casse tête tant il est complexe et dense, tout en ayant cette forme de simplicité durant la lecture, dans le sens où malgré le nombre de personnages, d’enjeux et d’événements qui se déroulent en parallèle, tout coule avec une fluidité exemplaire. C’est pour moi une grande force dans l’écriture, arriver à donner l’impression que les choses sont finalement assez simples à appréhender alors qu’au contraire, ça a du être un casse-tête dingue pour l’auteur de réussir à articuler tous ces éléments.
Et du coup, c’est fort logiquement assez compliqué si l’on souhaite décortiquer le tout, de bien en parler et de trouver la façon d’articuler l’analyse… On verra bien si on s’en sort !
Pour commencer et pour que ce soit plus clair, esquisser rapidement les enjeux de l’arc n’est pas une mauvaise chose. On va rencontrer beaucoup de personnages qui sont en réalité tous des moyens pour Thorfinn d’évoluer, renvoyant des miroirs de ce qu’il est, ou lui apprenant des leçons. L’enjeu principal de l’arc est donc tout simplement pour Thorfinn de trouver une nouvelle raison de vivre, et l’impulsion pour aller vers son objectif. On le verra en détails au fil de l’analyse, le héros va simplement apprendre à accepter ce qu’il a fait, et souhaitera l’exorciser et rattraper ses pêchers en renonçant à la violence, avec comme objectif ultime de créer un royaume de paix au Vinland. Sacré objectif, et rien que dans cet arc, on verra que les choses sont loin d’être faciles.
La ferme de Ketil comme unique théâtre des événements
Comme je l’ai dit plus tôt, il y a une vraie unité de lieu dans cet arc, en dehors de quelques rares passages centrés sur Knut, et une excursion de Ketil et ses fils chez le jeune roi. Le fait de ne pas quitter la ferme en dehors de ces quelques exceptions s’explique d’une part par le fait que l’on se focalise sur Thorfinn, qui est un esclave dans cet arc, et ne peut donc pas quitter la ferme.
Mais ce choix narratif fort, après un arc où les personnages étaient constamment mobiles, permet surtout de développer de façon très dense la vie à la ferme et ses différents habitants. On peut clairement dire qu’on est sur un arc « character driven » où tous les enjeux sont liés à un ou des personnages, et où le développement des thématiques passe également par eux.
De ce fait, il convient de présenter les principaux acteurs de la pièce qui se joue ici. Je vais passer rapidement sur Thorfinn, puisqu’on le connait déjà ainsi que son vécu. Et comme l’arc (et la série) est centré sur lui, on aura l’occasion de revenir sur son développement tout au long de cette analyse. Le second personnage le plus mis en avant n’est autre qu’Einar, également esclave, qui va devenir le premier ami de Thorfinn, et même son frère. Il est d’ailleurs le seul autre personnage de l’arc qui deviendra récurrent puisqu’il décidera à la fin de cette partie de fonder avec Thorfinn un pays de paix au Vinland. Il est un homme qui a vu tout son village se faire détruire par la guerre, et a donc une aversion pour les soldats et la violence. Cependant, il n’a jamais eu de soucis avec Thorfinn et son passé, car il n’a pas connu l’homme qu’il était avant.
Passons à la famille de Ketil. Le chef de famille est un homme bon, modéré et qui accorde beaucoup d’importance à la ferme et au travail de la terre. Il cherche à éviter les situations conflictuelles et est à l’écoute des esclaves. Il est surnommé « Ketil aux poings de fer », un surnom qu’il aurait hérité de ses performance sur les champs de bataille. En plus de lui, il y a son fils ainé, Thorgeis, qui est un véritable foudre de guerre, et qui ne vit presque que pour ça. De l’autre côté, le fils cadet, Ormar, est un pleutre qui cherche toujours à se mettre en avant de par sa position privilégiée, qui rêve de grands faits d’armes sur les champs de bataille mais n’a aucune expérience de la guerre. Ketil voudrait faire de lui l’héritier du domaine, car il sait qu’il n’est pas du tout fait pour la guerre. Ormar est selon moi le personnage le mieux écrit de l’arc avec Thorfinn, et même un des personnages les mieux écrits de la série tout court. Son évolution au cours de l’arc est exemplaire et montre très bien à quel point Yukimura travaille avec talent l’être humain. Enfin, le père de Ketil est également un personnage important, un vieillard qui souhaite continuer à travailler au champ jusqu’à sa mort, et qui est le témoin privilégié des événements. Il sait se ranger du côté des esclaves si besoin, et semble vraiment la voix de la raison et de la sagesse dans les conflits qui éclateront.
En dehors de ces personnages, la ferme s’organise sur un système simple où il y a d’un côté la famille Ketil, les valets de ferme, qui sont rémunérés pour leur travail, les mercenaires qui protègent la ferme des voleurs, et les esclaves dont Thorfinn et Einar font partie. Ces différents groupes représentent plusieurs « mondes » qui se confrontent, et de cette confrontation découleront les différents conflits. Parmi les esclaves, on retrouve notamment Arneis, la favorite de Ketil, qui aura un rôle majeur dans une partie de l’intrigue, et surtout pour l’évolution de Thorfinn et Einar.
Enfin, impossible de ne pas évoquer à ce stade Serpent, le chef des mercenaires qui travaillent pour Ketil. Toute la bande a un nom d’animal et plusieurs sont assez mis en avant, mais Serpent est beaucoup plus développé que les autres, au point où je m’attendais à ce qu’il devienne un personnage récurrent (ce qui ne sera pas le cas). Comme Thorfinn, il a connu la guerre et a conscience de la valeur de la vie, même un peu trop. Ce personnage très complexe sait que le monde dans lequel il vit n’accorde pas la même valeur à la vie de chacun, et a décidé de faire avec. Ainsi, il a conscience que les esclaves sont des hommes que l’on peut tuer, contrairement aux travailleurs libres.
Le fait pour Thorfinn d’être confronté à cette personne, et à cette hiérarchisation dans la valeur de la vie contribue sans nul doute à la remise en question de ses actes et la légitimité de sa violence. De plus, Serpent fait la lecture de la bible au patriarche de la famille, et Thorfinn l’écoute en cachette. Il sera très intéressé par les valeurs de paix qu’il entend dans certains textes, et les mettra en pratique au fil de l’arc.
Enfin, les valets de ferme se trouvent aussi en position de supériorité face aux esclaves et en profitent pour les malmener, considérant que leur vie vaut moins que celle des chevaux. C’est d’ailleurs des valets que le premier conflit va arriver.
La tension entre création et destruction
Ainsi, ce grand nombre de personnage sert à la fois à créer du conflit, qui sera fertile à la fois en terme de thématique et d’évolutions de personnages (Thorfinn en premier lieu, mais pas seulement), et le fait que tout se passe dans une ferme, où les personnages travaillent la terre, contribuera à créer une tension entre la guerre/destruction, et le fait de faire naitre quelque chose de son travail. Ormar est sur ce point le personnage qui incarne parfaitement cet aspect : il est sensé reprendre la ferme mais ne pense qu’à la guerre, sera finalement utilisé pour déclencher un conflit qui fera de nombreuses victimes, et se rendra ainsi compte de la vacuité de la guerre et de son mode de pensée. Sa remise en question l’amènera à reprendre la ferme et travailler la terre pour réparer ses erreurs.
Mais cela est vraiment la conclusion du parcours d’Ormar, concernant Thorfinn et Einar, ils ne ménagent pas leur peine au début de l’arc et déboisent une forêt entière afin de transformer le terrain en champ cultivable. Leurs efforts paieront au fil du temps puisqu’ils arriveront à faire pousser du blé, le but étant de racheter leur liberté avec les récoltes. La symbolique est forte puisque cela signifie que Thorfinn va regagner le droit de vivre en faisant naitre quelque chose de ses mains, pour racheter d’une certaine façon ce qu’il a détruit (même si là, ce qu’il fait est à ce stade insuffisant, mais c’est un premier pas).
Mais les valets de ferme ne l’entendent pas de cette oreille et vont saccager le champ. Ceci déclenchera la colère de Einar qui va vouloir se battre avec eux, mais c’est en réalité Thorfinn qui donnera le premier coup. Ce détail est très important car il montre d’un côté que notre héros ne veut pas que son ami se salisse les mains et cède à la haine, et de l’autre, on voit à la réaction immédiate de Thorfinn qu’il s’agit aussi d’un réflexe de son ancienne vie, qu’il n’arrive pas à se débarrasser comme ça de la violence qu’il a en lui (un des enjeux principaux de l’arc).
Ce passage est extrêmement intéressant dans la démonstration de Yukimura sur le cycle de la violence. Comme je l’ai signalé, un des éléments principaux de l’arc est la confrontation entre plusieurs mondes, hiérarchisés, qui ne se comprennent pas, et dont certains ont une haine de longue date envers les autres. De ce fait, les valets, supérieurs aux esclaves dans cette hiérarchie, mais néanmoins très bas, s’en prennent à ces derniers comme pour évacuer une frustration et faire montre d’une forme de puissance. De là découle la violence illégitime (la destruction du champ), qui engendrera une autre violence, qui peut cette fois être légitimée, mais qui n’est pas plus fertile pour autant.
Ce conflit entre plusieurs mondes hiérarchisés est central dans l’arc, mettant en œuvre des forces plus importantes encore. Car si Ketil est un propriétaire terrien important, il va aussi se retrouver en position de faiblesse face au roi Knut, qui a besoin notamment de ses terres pour la guerre, et va donc manipuler Ormar pour déclencher un conflit justifiant de l’attaquer.
C’est très important car la bataille qui s’en suivra fera de nombreux morts, et Ketil, le chef de famille, va totalement sombrer mentalement, si bien qu’Ormar deviendra par défaut le nouveau maitre de la ferme (rôle qu’il avait toujours refusé), et décidera finalement de se rendre, renonçant à toute forme de dignité guerrière, pour éviter davantage de morts.
Le parcours d’Ormar
Impossible de ne pas dédier une partie à Ormar, le second fils de Ketil, sur ce point. Comme je l’ai expliqué, Ormar est un pleutre, qui a toujours vécu à la ferme, mais qui est obsédé par la guerre et la violence, exactement de la même façon que Thorfinn quand il était enfant. Ainsi, il souhaite faire ses preuves, alors même que tout le monde se moque de lui et qu’il n’est pas capable de se faire respecter autrement qu’en sortant son épée.
Lors d’un voyage chez Knut de la famille, des hommes du jeune roi vont provoquer intentionnellement Ormar afin de déclencher un conflit. Ce dernier tuera un des hommes (le premier de sa vie), alors que son frère Thorgeir, grand guerrier, s’occupe des autres. Tout ceci déclenchera donc le conflit entre Ketil et Knut, alors que la famille retourne à la ferme se préparer à faire la guerre. Ce qui est intéressant, c’est que Ormar est véritablement ébranlé par son geste, faisant l’expérience de la violence et de la mort, et de son absence totale de sens et de justification.
C’est suite à cela, et face à la violence qui sera perpétrée en partie par sa faute (bien qu’il soit surtout victime d’une machination), qu’il évoluera considérablement, se rendant compte que le courage n’est pas forcément dans l’exercice de la force et de la violence, mais parfois, dans le fait de, au contraire, réussir à endurer cette violence et ne pas l’exacerber davantage. Ainsi, lorsque Ketil ne sera plus en mesure d’être le chef de famille, c’est Ormar qui prendra la décision d’abandonner les armes, pour éviter davantage de morts dans la bataille qu’il a contribué à déclencher. Par cette décision, alors qu’il n’a jamais acquis le respect qu’il recherchait en tant que guerrier, il l’obtient en tant qu’homme de paix. Et il finira par accepter de reprendre la ferme, afin de reconstruire suite à cette destruction.
En cela, il est un miroir de Thorfinn, qui a suivi un parcours similaire sur plusieurs points, même si on le voit de façon accélérée, avec un certain nombre de nuances également.
Ainsi, Ormar fait le lien entre Thorfinn et les membres de sa famille d’un point de vue thématique. Car, je ne l’avais pas précisé, mais Ketil est à l’origine un homme modéré, qui a une aversion de la violence alors qu’il est surnommé à tort « Ketil aux poings de fer » car il a été pris pour un autre homme. Ainsi, l’arc montre également le basculement de cet homme bon dans la violence, basculement causé par l’injustice et la violence dont il a été victime lorsque Knut l’a défié.
Ce basculement contribuera à l’escalade de la violence, puisque Ketil décidera de se défendre face à Knut sans se rendre compte que le combat est perdu d’avance, mais il va aussi et surtout battre à mort Arneis, son esclave favorite qu’il avait jusqu’alors traité avec énormément d’égard comme nous allons le voir.
L’histoire d’Arneis et Gardar
Autre point très important de cet arc, l’histoire d’Arneis et son mari Gardar. Je l’ai signalé, Arneis est l’esclave favorite de Ketil, avec qui il couche et dont il est amoureux, qui a donc droit à de nombreux égards de ce fait. Einar est également amoureux d’elle par ailleurs, et on apprendra en cours d’arc ce qui l’a amenée à devenir esclave.
Car durant le tome 11, on découvre un personnage d’esclave évadé, qui a tué ses maitres. Il s’avère que cet esclave est Gardar, le mari d’Arneis. Cette dernière explique par la suite que Gardar a décidé avec les hommes de leur village de partir à la guerre pour le profit. Au final, une fois partis, des hommes sont venus piller le village et ont vendu les femmes comme Esclaves. Une fois de plus, on comprend que rien de bon ne peut ressortir de la guerre, quelles qu’en soient les raisons. Gardar est devenu fou suite à ça et dresse un nouveau miroir de Thorfinn, montrant au jeune héros la folie dans laquelle il pourrait sombrer également.
Gardar finira par se faire capturer par les mercenaires travaillant pour Ketil, occasionnant des négociations pour sa vie. Thorfinn et Einar essaieront de le libérer en dépit de l’interdiction, afin de lui permettre de fuir avec Arneis. Cependant, Serpent s’interposera et aura une conversation sur la valeur de la vie avec Thorfinn. Comme je l’ai dit, le chef des mercenaires est un personnage passionnant, dont le rapport à la valeur de la vie est très ambigu. Son vécu lui a fait comprendre qu’on a attribué une valeur arbitraire aux différentes vies, et que Gardar a tué des gens dont la vie avait de la valeur, alors que la sienne, en tant qu’esclave, n’en a aucune. De ce fait, il va tuer Gardar simplement pour respecter cette hiérarchie dans la valeur de la vie.
C’est après tout cela que Ketil et ses fils rentrent de leur entrevue avec Knut. Ketil est fortement ébranlé par la terreur de la guerre à venir, et va apprendre qu’Arneis a tenté de fuir en son absence, alors qu’il a toujours été bon avec elle. Ceci va le faire basculer, lui qui a toujours fait en sorte d’éviter la violence et les sévices envers les esclaves (il a refusé d’infliger un châtiment important à un enfant esclave en début d’arc). Il va alors battre Arneis jusqu’à ce qu’elle soit à l’article de la mort, et refusera de la laisser partir avec Thorfinn et Einar, qu’il vient de libérer quant à eux (au passage, la planche sur la droite est selon moi absolument brillante en terme d’impact dans le contexte de la lecture, rappelant à quel point le style de Yukimura est également arrivé à maturité dans cet arc).
Arneis finira par mourir de ses blessures grave, mais également parce qu’elle a abandonné l’idée de vivre dans ce monde de guerre perpétuelle. Cette mort entrainera Einar dans une rage telle qu’il va vouloir tuer Ketil, chose qu’il ne fera pas uniquement grâce à Thorfinn, qui refuse de voir son ami sombrer dans le cycle de la vengeance dont il a lui-même été victime dans son enfance. De ce fait, Einar représente à la fois un miroir de Thorfinn ici, mais aussi une nouvelle manifestation du cycle de la haine, pour un homme qui a toujours été contre la violence et qui a pourtant failli y céder. En cela, et de la même façon que pour Ketil, Yukimura semble vouloir nous montrer que n’importe qui peut basculer dans la violence et la haine.
Mais en plus de stopper Einar, Thorfinn arrive surtout à mettre fin à la bataille qui va faire rage entre Ketil et Knut, grâce à la force de sa volonté, refusant ce qu’il appelle « le dernier recours » (la violence), pour convaincre le roi de cesser le massage.
Le premier recours et la renaissance de Thorfinn
J’ai très peu évoqué jusque là Knut, en dehors de son conflit avec Ketil. Mais il a également une certaine importance dans le parcours de Thorfinn, car leur entrevue montrera qu’ils ont tous deux une vision commune, bien que les moyens soient très différents (pour cause, l’un est un grand roi alors que l’autre n’est pour ainsi dire rien).
Knut souhaite par la guerre unifier toutes les nations, afin de leur apporter la paix. Au contraire, Thorfinn souhaite fuir cette guerre et cette violence, et souhaite fonder un pays où personne n’aurait à se battre. De ce fait, il décide de tenter de s’installer au Vinland (les actuels États-Unis) avec Leif Erikson qui l’a retrouvé entre temps, dans le but de s’établir et trouver la paix.
Sauf que pour pouvoir rencontrer Knut et mettre fin à la bataille, Thorfinn va devoir le mériter. Il peut pas simplement demander à ce qu’on le laisse voir le roi sous prétexte qu’il a été son garde du corps il y a des années (ce que les soldats ne croient de toute façon pas). Ainsi, sa volonté va être mise à l’épreuve car il refuse d’attaquer les soldats pour voir Knut. Il va ainsi entamer des négociations… en se laissant tabasser à raison de 100 coups de poing, qu’il devra encaisser afin de voir le roi.
La portée symbolique est évidente, puisque Yukimura met ici en avant la difficulté de renoncer à la violence et de ne pas rendre les coups. Et surtout, Thorfinn souhaite faire passer un message fort aux soldats, disant qu’il n’y a aucune haine entre eux puisqu’il ne les a jamais vu auparavant. Ainsi, malgré le nombre de coups, il ne se défendra jamais et ne cèdera pas à la violence, comme pour mettre fin une fois pour toute au cycle de la haine qui est en lui.
Ainsi, Knut et Thorfin vont pouvoir établir le dialogue, et le jeune héros arrivera à le convaincre de cesser la bataille. L’arc se concluera donc avec un Thorfinn investit d’un nouveau but, celui de fonder avec son ami Einar un royaume de paix, où la violence n’aura plus de raison d’être. Ce faisant, on constate qu’il a fini par comprendre ce que son père lui expliquait au tout début de la série lorsqu’il lui disait qu’il n’avait pas d’ennemi et qu’il n’y avait personne qu’il avait le droit de blesser. Ce faisant, le personnage a subi une évolution considérable, questionnant ses actions passées, comment corriger ce qu’il a fait, ainsi que son rapport à la violence et à la mort.
De ce fait, cet arc est un véritable pivot dans le récit, faisant passer Thorfinn de personnage très peu caractérisé à un homme ultra chargé thématiquement, mais également mû par un objectif clair qui sera le moteur du récit désormais (chose qui n’étais pas du tout le cas dans le premier arc, où Askeladd était le réel protagoniste). Par la suite, toute l’histoire tournera autour de Thorfinn et son objectif, questionnant constamment les actions passées du personnage, et sa motivation nouvelle.
En conclusion
J’ai tenté tout au long de cet article de montrer en quoi Makoto Yukimura a proposé un modèle d’écriture thématique, où chaque péripétie, chaque développement de personnage, concoure à l’évolution de Thorfinn en tant que protagoniste de l’histoire, mais aussi que vecteur d’un fort message. C’est pour cela que je parle d’écriture « thématique », dans le sens où le message profond que l’auteur souhaite nous transmettre, se mêle parfaitement à l’histoire qui est racontée, et au personnage qui en devient le véhicule.
Ainsi, cet arc est un véritable pivot dans le récit puisqu’il vient à la fois justifier tout ce qui s’est passé avant, et propose une énorme cassure dans le récit, afin de le relancer vers la suite des événements. De ce fait, le premier arc, appelé le « prologue », porte bien son nom, car c’est à partir de cette seconde partie que l’on comprend toute la portée et l’ambition du récit.
De même, le choix d’un lieu quasiment unique, afin de se focaliser sur une « micro-société » donne un véritable côté anthropologique dans le travail de l’auteur sur les raisons de la violence, de la guerre, et des inégalités sociales. J’ai tenté de synthétiser tout cela, en sachant parfaitement que mon analyse ne serait pas exhaustive, car Yukimura a fait montre d’une telle érudition et a proposé un discours tellement dense que la somme de connaissances nécessaires à une parfaite compréhension de ce qu’il propose est trop élevée pour moi. Il y a cependant de façon évidente une maitrise narrative de chaque aspect de son récit, couplée à ce travail anthropologique que je n’ai fait qu’effleurer, mais qui mérite d’être salué.
C’est en effet par ce biais que l’auteur arrive à rendre son histoire encore plus universelle, plus frappante et malheureusement, toujours d’actualité. Car on constate en effet que le cycle de la violence qu’il dépeint ici est encore et toujours bien présent. À ce titre, on peut se demander, à quelques tomes de la fin de la série au moment où j’écris (fin 2021), si l’utopie de Thorfinn a une chance d’aboutir.