Après la sortie en grande pompes de Tomie, Mangetsu continue sa politique éditoriale autour de Junji Ito avec Sensor. Un choix judicieux, on le verra, tant ce titre très récent de l’auteur peut fonctionner en miroir avec la première œuvre du mangaka. Un ouvrage encore une fois marqué par la trace d’un Auteur avec un grand A, dont la lecture a été énormément guidée par cet aspect me concernant.
Un grand merci à Mangetsu pour l’envoi de ce volume.
Resituer le titre dans l’œuvre d’Ito
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il convient quand même de resituer très rapidement le titre dans l’œuvre de son auteur. Comme je l’ai dit, le titre est très récent, puisqu’il s’agit de l’avant dernier ouvrage en date de l’auteur, paru en 2018-2019 au Japon, et inédit en France jusqu’alors. Un grand écart par rapport à Tomie qui était sa première œuvre. Mais un choix éditorial pertinent selon moi, car on peut trouver une forte parenté entre les deux titres, chacun se centrant sur une figure féminine.
Ainsi, si on lit dans un premier temps Sensor comme une potentielle continuité de Tomie, ce sont toutes les inversions narratives et thématiques qui nourrissent l’ouvrage. De là à dire que lire les deux conjointement enrichit l’interprétation de chacun, il n’y a qu’un pas que je serai tenté de franchir.
Précisons au passage que depuis Sensor, Ito a sorti une nouvelle histoire intitulée Phantom Zone, qui arrivera en principe en juillet 2022 chez Mangetsu. Tout cela pour dire que Sensor est clairement l’oeuvre d’un mangaka très expérimenté, qui a cependant été dépassé par son récit, comme il l’explique dans sa postface.
Il avoue en effet, qu’il avait la sensation que ses « personnages n’en ont fait qu’à leur tête », qu’il avait au début de l’histoire une idée de ce qu’il voulait raconter, mais que dès la fin du premier chapitre, les personnages, en particulier Kyoko Byakuya, la jeune femme que l’on voit en couverture, lui ont échappé, et se sont émancipé. Une vision du travail d’écriture très intéressante, qui contribue aussi à nourrir la façon dont on interprète ce récit assez particulier (on y reviendra).
Ito avait donc une idée vague lorsqu’il a commencé son histoire, qui a bifurqué dans des directions inattendues, mais non moins passionnantes. Et surtout, il a réussi à imposer de beaux personnages, qu’il confie avoir envie de retrouver à l’occasion, chose qui ne serait pas pour me déplaire.
Un mot sur l’édition
Impossible de ne pas évoquer le travail d’édition de Mangetsu sur ce volume, comme ce fut le cas pour Tomie. Pour rappel, l’éditeur a fait le choix audacieux et vraiment pertinent d’une collection centrée sur l’auteur, en témoigne le petit logo sur le dos de l’ouvrage, avec une véritable unité éditoriale qui sera du meilleur effet une fois alignés dans une bibliothèque.
Nous avons encore une fois un grand format, avec couverture cartonnée, et 250 pages environ pour 14€90, soit un prix tout à fait dans la norme pour un si bel objet. Concernant la qualité du papier, que j’ai trouvé trop fin ou en tout cas pas assez opaque sur Tomie, j’ai l’impression qu’il y a vraiment du mieux, si bien que cet écueil ne me semble plus vraiment tenir ici.
Et comme pour Tomie, l’ouvrage est introduit par une préface écrite de la main d’un artiste prestigieux, puisque après Alexandre Aja, nous avons droit ici à Hideo Kojima. Pour être parfaitement honnête, si ce genre de nom fait toujours son petit effet, ce n’est pas franchement ce texte introductif qui va être éclairant sur le titre. Au contraire de la postface écrite par Ito qui, bien que courte, est très intéressante. Mais c’est surtout l’analyse de Morolian, déjà là sur Tomie, qui est réellement passionnante à lire tant on sent qu’elle connait bien l’œuvre et les influences de l’auteur (et le fait d’être tombé sur ce long article sur Spirale de sa plume me convainc encore plus de son expertise). Un bonus bienvenu et même indispensable tant les œuvres de l’auteur sont ouvertes à l’interprétation.
Mon avis sur Sensor
Kyoko Byakuya randonne seule au pied du mont Sengoku, parmi des tourbillons de filaments volcaniques aux reflets d’or, quand elle fait une étrange rencontre. Un homme aux propos décousus semble l’attendre au détour d’un chemin, et insiste pour qu’elle l’accompagne jusqu’à son village, où les habitants vouent un culte à l’ancien dieu Amagami. Cette nuit-là, lorsque Kyoko lève les yeux vers le ciel avec les autres villageois, une nuée de fibres d’or envahit le firmament.
Ce n’est que le premier incident d’une série terrifiante qui s’apprête à bouleverser le réel ! Le monde tombera-t-il sous le joug de la mystérieuse Kyoko ?
Je vous avoue que je n’avais pas lu ce résumé que l’on retrouve sur la quatrième de couverture avant la lecture (je ne les lis pour ainsi dire jamais), mais malgré tout, j’étais d’ores et déjà induit en erreur dès la jaquette. Avec cette illustration fascinante et séduisante de Kyoko Byakuya, j’imaginais d’emblée une figure féminine maléfique dans la même idée que Tomie. Or, passé le premier chapitre qui introduit le personnage, elle devient non seulement secondaire au récit, mais ne va surtout pas être le personnage maléfique qu’on aurait imaginé.
Ainsi, l’aspect miroir par rapport à Tomie m’est vite apparu, rien que dans la façon opposée de caractériser le personnage féminin (on passe de la jeune femme brune à la blonde par exemple). C’est surement d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai pris d’abord Kyoko Byakuya pour une nouvelle représentation du mal, alors qu’elle est au contraire aussi lumineuse que sa chevelure. Cela pose une nouvelle fois la question de l’œuvre singulière qui s’insère dans la grande œuvre de l’auteur, et sur ce point, on ne peut que féliciter Mangetsu d’avoir créé la collection Junji Ito, et d’avoir choisi d’enchaîner ces deux titres, un choix éditorial des plus judicieux qui permet d’orienter notre interprétation et notre lecture du titre, malgré les nombreuses années qui séparent Tomie et Sensor.
De ce fait, ce personnage central très différent permet d’orienter le récit vers quelque chose de tout autre. Si Kyoko va finalement être en retrait, au profit du journaliste Wataru Tsuchiyado, à la recherche de la vérité sur cette jeune femme qu’il a rencontré. Or, un journaliste peut souvent être vu dans la fiction comme la personne à la recherche de la vérité. La vérité et le savoir seront par ailleurs une des thématiques centrales du récit.
Car le personnage de Kyoko Byakuya se caractérise par le fait qu’elle ait découvert « la grande vérité de l’univers » si l’on peut dire, et qu’elle sera recherchée pour cela par un mouvement qui a tout de sectaire. Je n’en dirai toutefois pas davantage pour ne pas aller dans la zone spoiler. Mais la thématique de la connaissance et des secrets de l’univers reste absolument centrale au récit, et est vraiment passionnante. Ito joue avec le non dit sur cette thématique, préférant poser des questions qu’apporter des réponses, ce qui me semble tout à fait pertinent pour la simple et bonne raison que, tout mangaka talentueux qu’il soit, il n’est pas un pur esprit et ne peut donc pas connaitre ces fameuses vérités de l’univers.
Et les mécanismes horrifiques du récit me semblent justement fonctionner par le biais de cet élément, créant une forme de peur et de folie liée à cet inconnu ultime. C’est sans doute en cela que le titre rejoint en esprit la fameuse « horreur cosmique » chère à Lovecraft, qu’on retrouve notamment dans les adaptations en manga de Gou Tanabe.
Cette horreur très différente de celle aperçue dans Tomie ou Spirale (pour ne citer que les deux autres ouvrages de l’auteur que je connaisse) permet à Ito de proposer une approche visuelle très différente et ma foi saisissante. Son trait si reconnaissable fait selon moi des merveilles, en proposant des planches de toute beauté, avec ce mélange si appréciable entre fascination et répulsion, bien qu’on soit dans des représentations beaucoup moins crades que ce qu’on a pu voir dans ses autres œuvres.
En conclusion
Ainsi, si Sensor semble de prime abord un récit moins ambitieux et moins ample que les titres majeurs de Junji Ito, il n’en reste pas moins une expérience narrative et esthétique de qualité, d’une grande richesse thématique, qui a l’intelligence de poser plus de questions qu’il n’apporte de réponses, et ce faisant, sait rester en tête et donner envie d’être relu encore et encore pour en saisir la profondeur.
Encore une fois, de par la collection dans laquelle il s’insère, mais aussi du fait de l’aura de son auteur, le titre se prête particulièrement bien à l’analyse via le prisme de l’auteur. De mon côté, de par mes faibles connaissances actuelles de l’oeuvre d’Ito, j’ai surtout vu le titre comme une forme de miroir inversé de Tomie sur certains aspects, et j’ai également été surpris par la direction empruntée dans la représentation de l’horreur.
Si j’ai essayé de ne pas trop en dire pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte, et aussi parce que je ne pense pas avoir le bagage pour pousser l’analyse, j’espère au moins avoir réussi à titillé votre curiosité concernant cette oeuvre qui m’a beaucoup parlé. Surement pas le Junji Ito qui me marquera le plus, mais un fragment supplémentaire dans l’oeuvre d’un artiste fascinant, que je prend un plaisir constant à découvrir.
Je ne connais pas ce titre de Junji Ito !
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Comme il est récent et qu’il était inédit en France, ce n’est pas très étonnant. Mais il vaut aussi le détour !
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Intriguant en tout cas ! Je suis justement en train de lire Tomie et de ce que tu dis, je comprends cette lecture en miroir que tu as fait des deux oeuvres. Il me semble que Junji Ito avait une sainte terreur des femmes belles. Peut-être que, inconsciemment ou non, il a dépassé cette terreur et que ce nouveau personnage qu’est Kyoko est le reflet de cette évolution. (Il faudrait demander à Morollian tiens !)
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Je crois que c’était finalement assez conscient chez lui. Je ne sais pas s’il a dépassé ça (apparemment sa récente adaptation de La Déchéance d’un homme traite encore de ce sujet), mais au moins il est marié et a des chats et des enfants, c’est déjà pas mal !
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Un jour il faudra que je tente son manga autobiographique. Junji Ito qui flippe à cause d’un chat, ça me rappelle ce roman d’Edgar Poe qui m’a beaucoup marqué au collège.
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