Nouveau décryptage d’arc de manga, et surement le plus compliqué que j’ai fait jusque là avec celui des Kimera Ants de Hunter x Hunter, avec l’arc de l’âge d’or de Berserk. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces deux arcs narratifs sont souvent cités parmi les meilleurs arcs de manga de tous les temps. Si je me garderai de donner des avis si tranchés, il est certain qu’il s’agit de deux arcs qui ont marqué les lecteurs et lectrices. Et même si l’âge d’or n’est pas mon arc préféré de Berserk, il n’en reste pas moins un énorme morceau de lecture, assez formidable sur de nombreux aspects, et qui surtout réussi parfaitement tout ce qu’il entreprend.
Nous allons donc revenir sur cet arc majeur de Berserk, mais aussi de manga, en évoquant les points qui me semblent les plus intéressants de l’arc. Je rappelle donc que je vais spoiler de partout, et qu’en dehors des révélations qui seront faites, il vaut mieux avoir lu l’arc pour bien comprendre tout ce qui est raconté et « analysé » ici.
Nous allons donc revenir sur la durée de l’arc, sur le travail autour du duo Guts/Griffith, sur Casca, sur le ton général de l’arc (l’aspect médiéval pur avec le fantastique qui arrive au fur et à mesure), et évidemment, l’éclipse.
Commençons donc en abordant l’importance de la durée de cet arc.
Les autres arcs de Berserk : L’arc du Guerrier Noir –
La durée de l’arc
Si l’arc de l’âge d’or n’est pas le plus long de Berserk, (celui du Faucon Millénaire fait 15 tomes), sa longueur de neuf volumes n’est pas anodine, surtout compte tenu du fait qu’il s’agisse d’un arc de flashback. Encore que l’idée de flashback est à débattre dans le cas de Berserk. Le premier arc me semblant sur un certain nombre de points incohérent par rapport au reste de l’histoire, j’ai tendance à voir l’âge d’or comme le véritable début de l’histoire. Et surtout, une fois l’arc terminé, on ne fait pas un saut dans le temps, et au contraire, on continue dans la continuité des événements.
Mais malgré tout, cet arc a pour enjeu de nous raconter l’histoire de Guts et Griffith, afin que l’on comprenne ce qui va se passer entre eux pour les amener à devenir les deux hommes que l’on voit dans les trois premiers tomes.
Et sur cet aspect, Kentaro Miura a fait un travail formidable, et a assumé le fait de prendre son temps, chose qui me semble fondamentale. Car dans la fiction, il est arrivé de nombreuses fois que l’on raconte les origines d’un personnage, nous permettant de comprendre comment il est devenu celui que l’on connait. Et j’ai souvent ce même problème d’une temporalité bien trop courte. Un exemple édifiant sur ce point est celui d’Indiana Jones. Dans La Dernière Croisade, la séquence d’ouverture nous présente le héros ado, et va mettre en place absolument tous les éléments qui le caractérisent : que ce soit la cicatrice au menton, le chapeau, le fouet, la peur des serpents… absolument chaque élément qui a fait le personnage a été vécu sur une seule journée, sur une seule péripétie même.
Et personnellement, ça me dérange beaucoup, car bien que la scène soit très réussie, elle perd toute crédibilité et ramène le personnage à sa condition de personnage de fiction. Et donc, alors que le but est de le densifier et de lui donner plus de corps, on a le sentiment que le vécu du personnage ne dépasse pas le cadre de ce qu’on nous a raconté. Et on pourrait multiplier les exemples du genre.
Or, Miura a fait le choix de raconter sur neuf volumes les origines de Guts, se déroulant sur plusieurs années (même si il y a quelques sauts temporels de plusieurs années au début de l’arc). Et en prenant son temps, il donne beaucoup de corps à son héros, et contribue à le rendre d’emblée marquant. Ainsi, la durée de l’arc est une composante essentielle à la crédibilité de ce qui est raconté, concernant Guts tout d’abord, mais aussi concernant l’univers de Berserk, comme nous allons le voir.
L’univers de Berserk durant l’âge d’or
Je dois avouer que j’avais été assez décontenancé au début de ma lecture de l’arc. Les trois premiers tomes nous présentaient un univers médiéval rempli d’éléments de fantasy, avec des créatures monstrueuses (les Apôtres), Puck, et de nombreux éléments qui font partie d’un folklore fantasy assez identifié. Or, lorsque l’on commence l’âge d’or, nous sommes face à un univers médiéval beaucoup plus réaliste, n’ayant que très peu voire aucun élément de fantastique/merveilleux au début. Il y a bien un affrontement avec Zodd dans le tome 5, ainsi que la Beherit de Griffith, mais il faut ensuite attendre la seconde moitié de l’arc pour avoir de nouveau des éléments de fantasy dans cet univers.
Ainsi, l’arc est bien plus centré sur l’univers médiéval, des intrigues de cour, et surtout, l’évolution des rapports entre Guts, Griffith et Casca (et aussi la trouve du Faucon). Et si, comme dans le premier arc, nous sommes dans un univers hérité de la littérature européenne, on sent diverses influences qui contribuent à densifier le monde, et à lui donner une tonalité particulière. Car globalement, nous sommes beaucoup dans des intrigues de cour, centrées sur la troupe du Faucon et le rêve de Griffith, qui reste assez nébuleux si ce n’est l’obsession de pouvoir du leader, qui exprime sa volonté de fonder son propre pays.
De ce fait, l’intrigue de l’arc tourne autour de la montée en puissance de la troupe et de Griffith, qui en se mettant au service du roi du Midland va comploter et en même temps s’illustrer au cours de divers faits d’armes, si bien qu’au fil des ans, il finira par acquérir davantage de pouvoir et de renommée. Et si cet aspect est fondamental dans l’arc, il est lié à l’autre fil rouge, qui est le rapport triangulaire complexe entre Guts, Griffith et Casca, les trois moteurs émotionnels du récit, qui semblent être à la source des transformations de ce monde.
Car l’univers réaliste aux faibles éléments fantastiques que Miura développe dans l’arc va se transformer petit à petit, suite à deux événements majeurs : la capture et torture de Griffith, et l’amour entre Guts et Casca, qui trouveront leur aboutissement dans le tome 9, après une ellipse d’un an. J’insiste sur ce point car je trouve l’évolution de la tonalité du récit, et de l’univers en lui-même absolument saisissants. Et au-delà des enjeux d’intrigue et concernant les personnages, un des autres enjeux majeurs de l’arc est de passer de cet univers médiéval réaliste à de la dark fantasy pure, avec en point culminant l’Éclipse, qui changera définitivement l’ordre du monde.
Les origines de Guts
Une des promesses de l’arc était de raconter les origines de Guts, et comment il est devenu l’anti-héros présenté dans les trois premiers tomes. Me concernant, j’ai toujours un problème avec Guts tel qu’il est dans l’introduction de la série, car je trouve que plusieurs éléments sont assez incohérents avec le personnage tel qu’il est au final. J’en avais parlé dans mon article sur l’arc du guerrier noir, je ne vais donc pas m’étendre davantage sur cet aspect.
Quoi qu’il en soit, raconter les origines de Guts est quelque chose d’important, d’autant plus que le héros de Berserk est un personnage selon moi extraordinairement bien écrit. Je pense qu’un élément qui caractérise les grandes œuvres (et Berserk en fait évidemment partie) est qu’on trouve plusieurs points qui contribuent à les rendre si fortes. Dans le cas de Berserk, il y a notamment son univers global, l’esthétique de Miura, le travail d’ambiance, et surement encore de nombreux éléments. Mais à mes yeux, le point le plus remarquable est certainement le personnage de Guts. Je trouve que Miura a réussi à toucher à quelque chose d’extrêmement fort avec son héros, dont l’évolution est à mes yeux parfaitement menée de A à Z (exception faite des trois premiers tomes, bien qu’il mette en place des choses très intéressantes).
Et tout cela commence finalement dans l’âge d’or, puisqu’on va suivre Guts dès sa naissance, littéralement. Alors qu’il est né d’une femme morte pendue, il se fait recueillir par le mercenaire Gambino, et va grandir sur les champs de bataille, un élément important de sa caractérisation. Guts est littéralement l’enfant de la guerre, apprendra à tuer dès son plus jeune âge, utilisant une épée à la taille démesurée pour son corps d’enfant, chose qui le suivra puisqu’il continuera une fois adulte d’utiliser une arme démesurée. Il semble maudit dès la naissance et ne pourra jamais s’extraire de la guerre, de la violence et de la mort. Élément montré de façon totalement explicite via cette image marquante de Guts enfant, en position fœtale avec son énorme épée dans les mains, comme si elle était une figure parentale rassurante pour lui.
Il faut dire qu’avec Gambino comme figure paternelle, c’est compliqué de se construire. L’homme ne traitant pas l’enfant de la meilleure des façons, malgré quelques gestes ambigus donnant une impression d’attachement réciproque. Mais lorsqu’il finit par vendre Guts à un mercenaire pour un nuit, quelque chose se brisera dans l’enfant. Non seulement il ne tolérera plus d’être touché par quiconque, mais en plus, la figure parentale par défaut de Gambino sera effritée, jusqu’à ce que ce dernier tente de tuer l’enfant, qui l’égorgera pour se défendre.
C’est alors qu’il se retrouvera totalement seul, jusqu’à sa rencontre avec Griffith et la troupe du faucon. Précisons que tout ceci s’est déroulé en un tome, mais sur plusieurs années dans la diégèse, Guts ayant 15 ans lors de sa rencontre avec Griffith (voir cette chronologie sur le site Après L’Éclipse).
Et cette rencontre va être fondamentale pour les deux. Je suis cependant contraint de dire que concernant le personnage de Griffith, tout ce que je vais dire sera à prendre avec des pincettes, dans le sens où je continue de m’interroger sur le personnage, malgré la relecture et le fait que j’ai encore les 40 tomes parus en tête. Je n’arrive pas à totalement le saisir, mais de mon point de vur, Griffith est dès le départ une personne malsaine, et a des caractéristiques du pervers narcissique.
Le simple fait que, après avoir vaincu Guts en duel, il lui dise qu’il lui appartient désormais, donne un aspect très malsain à cette relation. Il faut savoir que Miura s’est inspiré de sa propre relation au mangaka Koji Mori, un de ses meilleurs amis. Il a beaucoup parlé de cette relation, et du fait qu’ils étaient proches de Guts et Griffith, mais que le rôle de chacun variait au fur et à mesure de leurs évolutions respectives. Ce qui est certain, c’est que cela a été fertile tant cet aspect de Berserk est important et travaillé. On dit souvent que Miura avait un fort sentiment d’infériorité mêlé d’admiration vis-à-vis de Mori, qui ressemble clairement à ce que Guts ressent vis-à-vis de Griffith durant l’arc. Chose qui va considérablement évoluer, dans une construction de personnages particulièrement travaillée, via le triangle Guts/Griffith/Casca.
La relation Guts/Griffith/Casca
Cette relation triangulaire est loin d’être un classique triangle amoureux. D’une part, car selon moi il n’y a pas de place pour l’amour chez Griffith, qui semble capable de n’aimer que lui-même. Ainsi, Guts et Casca se caractérisent chacun par rapport à ce personnage supérieur, qui les écrase d’une certaine façon. Cependant, chacun d’eux va évoluer à mesure de l’arc, là où Griffith va au contraire se dégrader jusqu’à ce que l’Éclipse survienne.
Précisons avant d’approfondir la question de la relation entre les trois personnages que les influences shojo de Miura concernant cet aspect ont souvent été mises en avant. Ce dernier ne l’a d’ailleurs jamais caché, expliquant que le shojo était bien plus en phase avec l’expression de sentiments forts, et que cette partie de son manga épousait cet aspect de cette catégorie éditoriale. Il semblerait également que La Rose de Versailles ait été une grosse source d’inspiration pour l’auteur, jusque dans le look de Griffith.
Car il est clair que l’arc met très en avant les états émotionnels de ces personnages et l’évolution de leur relation. Comme dit, Miura nous évite le triangle amoureux basique pour au contraire étoffer la caractérisation de chaque personnage, en particulier Guts. Que ce soit le héros ou Casca, chacun semble sous la coupe de Griffith, vivant par et pour lui. Cependant, on voit au fil de l’arc que Guts arrive à sortir de l’ombre de son camarade, s’affirmant de plus en plus au combat, devenant aussi un leader dans l’âme (en devenant le chef de la troupe de choc du Faucon, soit la personne la plus importante après Griffith), chose qui trouvera son point culminant lorsqu’il décidera de quitter la trouve, après un dernier duel contre Griffith, qu’il gagnera sans la moindre difficulté.
Cet aspect me semble fondamental, car il s’agit vraiment du cœur du récit, et du moment de bascule de celui-ci. L’émancipation de Guts de l’influence de Griffith, et le fait qu’il décide de partir en quête de son propre objectif me semble le moment qui ébranle le chef de la troupe du Faucon, qui fera alors sa seule erreur en cherchant à arriver trop vite à son objectif.
Car c’est après le départ de Guts que Griffith va coucher avec Charlotte, la fille du roi du Midland, dans l’espoir d’une union qui l’élèverai encore dans la hiérarchie. Ceci se soldant par un échec, le roi fou et décadent étant obsédé par sa fille. Mais sur ce point, je continue de m’interroger et je me demande si ce n’est pas encore un élément du plan de Griffith, puisque toutes ces tortures auront pour conséquence de faire revenir Guts à lui au final. Précisons également que le rapport au sexe de Griffith est au mieux ambigu. Il me semble que cette question n’a aucun intérêt pour lui et qu’il voit cela uniquement comme un moyen d’arriver à ses fins, en témoigne le flashback où l’on apprend qu’il est devenu l’amant d’un souverain par appât du gain. Souverain qui est par ailleurs devenu accro à lui, soulignant la force d’attraction du personnage ainsi que sa capacité à déstabiliser psychologiquement les gens.
Ce qui est certain, c’est que le départ du héros va mener la trouve du Faucon à la déliquescence, et en l’absence de leur leader, c’est Casca qui la reprendra en mains vaille que vaille, jusqu’à ce que Guts revienne leur porter secours. Suite à quoi, le héros et Casca vont finalement ouvrir leur cœur l’un à l’autre.
Car si Casca a toujours vécu comme une extension de Griffith, l’idéalisant depuis leur rencontre où il l’a sauvée d’une tentative de viol (élément un peu trop récurrent chez Miura, en particulier avec la jeune femme), elle trouvera en Guts une figure masculine importante. Les deux se détestent au début, on comprend rapidement que l’inimitié de Casca envers le héros vient du fait que Guts prenne sa place aux côtés de Griffith, devenant obsédé par ce dernier après leur première rencontre. Elle a également le sentiment que Griffith change au contact de Guts, ce qui me semble un peu vrai, simplement car le Faucon prend conscience de la capacité de résistance du héros à sa force d’attraction.
Quoi qu’il en soit, la relation Guts/Casca est selon moi de toute beauté, dans le sens où, passé outre la construction un peu cliché dans l’idée, il y a surtout un développement logique, cohérent avec chacun des deux personnages, et émotionnellement très fort dans ce monde plein de violence.
C’est ainsi que, en même temps que Griffith est torturé et devient un cadavre ambulant, Guts et Casca finissent pas tomber amoureux et concrétisent cet amour dans le tome 9, au cours d’une séquence de sexe de toute beauté. Je ne vais pas m’appesantir trop sur cette séquence, car elle mérite un article entier, mais elle est très importante notamment par l’arrivée d’un rapport au sexe très ambigu dans la série. Les deux ont leur premier rapport sexuel, durant lequel le traumatisme de Gust se révèle, mêlant amour et violence, que Casca arrivera à canaliser.
Tout ceci serait à mettre en parallèle avec le travail sur le sexe dans la globalité de la série, car elle est, il me semble, la seule véritable séquence d’amour pur de Berserk, qui a plutôt tendance à verser dans le viol et les orgies, ou éventuellement un rapport malsain au désir (pensons à Farnese, à poil sur l’épée ultra phallique de Guts plus tard dans le récit). Ainsi, cette séquence, rien que par le fait qu’elle dénote énormément, est d’une importance cruciale pour Guts et Casca, mais aussi dans l’évolution globale de l’univers de Berserk, comme si ce geste d’amour était à la source de ce qui allait se passer ensuite, notamment l’arrivée de l’Éclipse/l’Occultation, où elle trouvera un parallèle perturbant.
Concernant l’amour entre Guts et Casca, j’ai le sentiment qu’il a un impact également sur Griffith, puisque, alors que le couple se détache petit à petit de l’influence du Faucon, ce dernier se retrouve totalement brisé, et dépendant des autres pour simplement survivre. Entre le moment où il est libéré et celui où il déclenche l’Éclipse, j’ai le sentiment qu’il y a très fréquemment un jeu de regards sur lui, qui me donne l’impression qu’il est très perturbé par ce qui se joue entre Guts et Casca, qui étaient jusqu’alors ses jouets d’une certaine façon. Alors que c’est lui qui se retrouve dans la peau d’un pantin au sens propre, incapable de bouger de lui-même.
Et en même temps, je trouve qu’il y a une forme d’ambiguïté dans sa situation. J’ai toujours ce sentiment que tout est prévu par Griffith, et qu’il a consenti à cette souffrance pour en arriver à déclencher l’Éclipse, afin de revenir en tant que God Hand. On est vraiment dans le domaine de l’interprétation, tout simplement car je n’arrive vraiment pas à avoir d’avis bien tranché sur Griffith. Et sur ce point, je trouve que ce n’est pas plus mal ainsi, car ça ne fait que densifier le personnage et contribue à lui conférer une aura bien particulière.
Quoi qu’il en soit, le parallèle entre la situation de Guts et celle de Griffith est évidente, puisque le protagoniste devient la plus grande force de la troupe du Faucon, il a l’amour de Casca et l’admiration de ses pairs, et se bat pour lui-même et plus pour le rêve de Griffith. Ainsi, le personnage principal de l’histoire commence à se révéler, notamment dans une séquence de combat extrêmement puissante aussi bien visuellement qu’émotionnellement, avec le premier Apôtre qu’il réussit à vaincre, Wyald, le chef de l’Ordre du Molosse Noir.
C’est d’ailleurs très important puisque très tôt dans l’arc, l’Occultation (puisque c’est le mot dans la VF du manga) a été teasée, indiquant que Guts ne pourrait se soustraire à la mort. Ayant été marqué par cette prophétie, il se demande ce qu’il en est, et on comprend qu’une des raisons pour lesquelles il n’a eu de cesse de forger son corps est aussi pour réussir à éviter cette mort annoncée. Et en battant un Apôtre, il se révèle déjà sur-humain, là où Griffith a été rendu moins qu’un homme par une année de torture.
Tous ces éléments contribuent à caractériser et densifier Guts, mais aussi à annoncer le massacre qui arrive.
L’Éclipse, moment de bascule de la série
J’ai le sentiment que lorsque l’on est passionné de manga, il est impossible de ne pas avoir entendu parler de l’Éclipse/l’Occultation de Berserk, tant la séquence est marquante et discutée depuis des années. Me concernant, j’étais déjà au courant de se qui se déroulait durant ce passage qui s’étend sur environ un tome, débutant dans le tome 12 et s’achevant vers la fin du tome 13. Une séquence majeure tant par sa violence, la façon dont elle est mise en scène, sa radicalité globale et surtout, son impact sur l’univers de Berserk et ses personnages.
À la relecture, je dois avouer qu’un élément en particulier m’a frappé, qui semble presque anecdotique au vu de ce qui s’est déroulé : la page qui conclut la séquence, où Zodd a une réplique que je trouve magnifique concernant Guts. En effet, ce dernier a survécu à l’expérience la plus horrible qui soit, voyant tous ceux qu’il connait se faire tuer avec une brutalité hors du commun, la femme qu’il aime violée par celui qui était son modèle. Alors que le héros apparaît comme presque surhumain pour avoir survécu à tout ceci, drivé par une colère phénoménale, Zodd nous rappelle qu’il est bel et bien un simple humain, et qu’il va devoir affronter un monde et des individus qui ne le sont plus.
En sachant la suite des événements, cela ne fait que rendre Guts encore plus poignant en tant que héros. Car en effet, si Miura l’avait caractérisé comme un anti-héros dans ses trois premiers tomes, tout cet arc de l’âge d’or a permis selon moi de revenir sur cette idée et de faire de Guts un héros au sens propre. Un héros plein de souffrance et de colère, certes, un héros qui doit être ultra-violent pour faire face à la violence de ce monde, mais un héros pur, malgré toutes ses zones d’ombre. Et le rappel de son humanité que Zodd nous fait ici est là selon moi pour que l’on n’oublie pas qu’en effet, Guts est profondément humain, d’où sa souffrance constante, qui le met en décalage total avec ce qu’est devenu Griffith/Femto. Mais cela, c’est la situation finale de cet arc majeur. Pour y arriver, Guts doit donc passer par le sacrifice de tout ce qu’il a connu.
Précisons qu’avant l’Éclipse, il y a eu sur les tomes précédents une montée progressive dans l’horreur, dans les éléments de fantasy avec l’arrivée de plusieurs Apôtres dont Wyald, que Guts affrontera, et finalement, dans la violence et la magnificence du héros. Car j’ai le sentiment à la relecture que tout cet arc est organisé sur une inversion des valeurs entre Griffith et Guts, qui va culminer dans l’héroïsme absolu de ce dernier, lorsqu’il vaincra l’Apôtre pourtant surpuissant, alors que Griffith est réduit à l’infirmité. Comme s’il fallait absolument que Guts devienne supérieur en tout pour que le Faucon puisse déclencher l’Éclipse, et sacrifier tous ses amis.
Personnellement, je l’interprète comme une volonté délibérée de Griffith, mais je ne sais vraiment pas si je vois juste là-dedans.
Ceci étant dit, ce qui est certain, c’est qu’une fois l’Occultation déclenchée, Griffith sacrifie sciemment tous les siens, et à son retour en tant que Femto, va prendre plaisir à briser Guts et Casca. Sur cet aspect, je pense qu’on est dans la continuité de ce qu’était déjà Griffith, puisqu’il me semblait obsédé par l’idée d’avoir l’ascendant sur les autres, en particulier le couple Guts/Casca, qu’il regardait d’un œil très particulier une fois secouru par ces derniers.
Et sur tous les points de l’Éclipse, toute la construction de Miura précédemment est récompensée au centuple et témoigne d’une écriture qui a considérablement gagné en densité et en profondeur depuis le premier arc. Le fait d’avoir développé la Troupe du Faucon est fondamental pour être impacté par l’horreur qui a lieu. Je pense notamment à certains personnages secondaires comme Pippin et Judo qui se sacrifient pour sauver Casca. Mais aussi la relation Guts/Griffith, qui trouvera ici son point culminant, justifiant la haine qui va consumer Guts, jusqu’à cette planche ultra iconique du bras coupé du héros.
On avait déjà pressenti à plusieurs reprises que Guts pouvait laisser libre cours à sa haine, et cela se manifeste finalement face à l’horreur de ce que Griffith/Femto perpétue. Qu’il provoque la mort brutale de toute la troupe, passe encore, mais qu’il viole Casca devant Guts, le forçant à regarder, est trop.
Concernant la mise en image de la scène, je dois avouer que j’aurai un gros reproche à faire cependant. Car l’esthétisation du viol me pose énormément problème. Je comprends l’idée de dresser un parallèle avec la scène de sexe entre Guts et Casca, car il y a un lien entre les deux concernant la psyché de Griffith – on comprend que l’amour entre les deux représente en partie le moment où Guts et Casca s’affranchissent de l’influence de Griffith, chose que ce dernier n’a vraisemblablement pas supporté – d’où l’aspect « punition » infligée aux deux. Sur ce point, je trouve cette idée en phase avec les trois personnages, et ses conséquences seront brillamment traitées par la suite, mais c’est vraiment du côté de la mise en images que cela pèche pour moi.
Car si la séquence d’amour entre Guts et Casca était en partie héritée d’une certaine imagerie pornographique, notamment dans les positions des personnages, ce n’était pas problématique en soi car je trouve que Miura travaillait quand même avec goût l’exaltation des sentiments et de l’amour. Or, en reprenant une esthétique héritée de la pornographie, je trouve que le viol de Casca par Griffith/Femto verse dans une esthétisation qui ne convient vraiment pas à la nature de la séquence.
Ainsi, si l’idée est logique et cohérent vis-à-vis des personnages, et que les conséquences seront traitées avec talent par la suite, j’ai un goût amer concernant la séquence en elle-même, qui procure quand même des émotions très fortes au-delà de l’esthétisation du viol. Car on ressent quand même la violence et la brutalité de la chose, et le fait que Casca et Guts soient brisés.
Mais, heureusement (ou malheureusement) pour eux, ils survivront à l’Éclipse, sauvés par le Skull Knight, figure très mystérieuse que l’on avait déjà vu dans l’histoire, et sur laquelle il convient de s’attarder un peu.
Le Skull Knight et la Causalité
Même après 40 tomes, le Skull Knight reste une figure très mystérieuse dans Berserk. Pour l’aborder, ainsi que la notion de causalité qui est extrêmement mise en avant durant l’Occultation (et qui me semble liée aux God Hand), il va falloir faire un détour par le chapitre 83 du manga, absent des tomes reliés (je m’expliquerai).
Commençons en expliquant un peu qui est le Skull Knight. On sait qu’il s’agit d’un ennemi des God Hand et de Zodd, qu’il a réussi à blesser. Il semble doté de pouvoirs particuliers dont on ignore la nature, et qu’il est capable de faire le lien entre les différents niveaux de réalité. Il semble être du côté du « bien », ou en tout cas du côté de Guts, et il ne serait pas exagéré de dire qu’il est là pour s’assurer que le héros survive.
Une interprétation souvent faite le concernant, et à laquelle je souscrit totalement, est qu’il serait une représentation de Miura, en tant que Deus ex Machina qui oriente et influe sur le destin des personnages. Cet aspect est d’autant plus probable que les God Hand mettent beaucoup en avant la notion de « causalité ». Or, la causalité est une règle très importante d’écriture en fiction. L’idée en fiction est que chaque élément raconté doit être justifié par cette notion de « causalité », qui veut dire en gros qu’on doit pouvoir remonter le fil de chaque chose et en trouver une justification, notamment la causalité psychologique qui justifie les comportements des personnages.
Et la notion de Deus ex Machina va justement à l’encontre de cette idée, apportant des éléments et des solutions qui ne viennent de nulle part, ne cherchant pas à respecter la causalité. De ce fait, Skull Knight semble un personnage qui s’affranchit de cette règle aussi bien dans l’univers de la fiction, mais aussi en terme d’écriture (il arrive quand ça arrange l’auteur).
Et cette question de causalité est parfaitement mise en exergue dans le fameux chapitre 83, retiré de la version reliée. Il faut savoir que ce chapitre était paru lors de la prépublication dans le Young Animal en 1996, mais Miura a demandé à ce qu’il ne soit pas inclut dans la version reliée, car il met en scène une rencontre entre Griffith et le « Dieu » du monde de Berserk, juste avant sa réincarnation en tant que Femto. Il semblerait que Miura considérait rétrospectivement que cette révélation le bridait dans son écriture et sa créativité. Ce qui est certain, c’est qu’on peut totalement se passer de ce chapitre, trouvable traduit sur Internet si vous êtes curieux.
Le chapitre est très méta-discursif, puisqu’il est totalement orienté sur l’idée de causalité psychologique, et du fait que le Dieu de cet univers ait mis sur le chemin de Griffith tous les éléments pour l’amener à déclencher l’Éclipse. De ce fait, la figure même de ce Dieu renvoie totalement à l’auteur, qui préside à la destinée de tous les personnages et qui est responsable de tous les éléments qui les amèneront à faire ce qu’ils font. Dans le même temps, il est possible d’interpréter cette idée comme la mise en avant d’une sorte de force motrice supérieure qui dépasse l’artiste et qui donne le sentiment que ses personnages se développent finalement de façon autonome par rapport à la volonté de l’artiste (un discours souvent entendu chez les écrivains/Scénaristes). Les deux interprétations me semblent permises, et l’une autant que l’autre renvoie à un parallèle entre le Dieu de ce monde et l’acte de création fictionnel.
Quoi qu’il en soit, la causalité au centre de l’écriture renvoie à une forme de prophétie, où l’Occultation était destinée à arriver (elle est d’ailleurs teasée plusieurs fois au cours de l’arc), et où Guts a finalement réussi à déjouer son destin, lui qui aurait du mourir. Nous amenant à cette conclusion où ce simple mortel se retrouve dans un monde perverti par les ténèbres, dans l’obligation de lutter contre elles. Causalité d’autant plus forte que cet arc est un long flashback, destiné à nous faire comprendre ce qui a amené à cet état du monde, et qui a amené son héros à devenir celui que l’on découvre durant les trois premiers volumes.
En conclusion
Nous l’avons vu, l’arc de l’âge d’or est un morceau de storytelling véritablement marquant. En choisissant de développer sur une dizaine de tomes son flashback qui n’en est finalement plus vraiment un, Miura prend son temps pour présenter son univers et ses personnages principaux, réussissant à tisser un lien fort entre les deux éléments, avec en point culminant l’Occultation, ce moment où l’univers de Berserk se trouve redéfini.
La causalité a amené de grands bouleversements dans cet univers, désormais plongé dans les ténèbres, comme dans une sorte de mise au diapason par rapport au héros de l’histoire, Guts, d’ores et déjà un personnage magnifique, dont la force émotionnelle semble déteindre sur le monde dans sa globalité. Ainsi, en faisant vivre le pire à son personnage principal et sa compagnie, Miura pose les jalons essentiels de son chef d’oeuvre.
La réussite de l’âge d’or est indéniable, et est rendue encore plus vertigineuse quand on se dit qu’elle n’est que l’introduction nécessaire à la véritable épopée qu’est Berserk. Si lors de ma première lecture, j’avais été un peu déçu par cet arc, qui manquait d’éléments de fantasy pure, le relire en connaissance de cause invite à la remise en question et à l’humilité face au travail de titan orchestré par Miura. Entre l’élévation énorme de son dessin (qui n’est pas encore arrivé à son plus haut niveau), son écriture d’une grande densité qui trouve comme point culminant le personnage de Guts, et son univers d’une grande profondeur, il y a déjà là une grande oeuvre à l’intérieur de la grande oeuvre qu’est Berserk.
En nous faisant assister à la fin d’un monde qui ouvre vers un monde de ténèbres, l’auteur arrive à proposer un jalon majeur de la fantasy dans sa globalité, dépassant déjà largement le seul cadre du manga. Il a eu le temps de son vivant d’ajouter 27 tomes supplémentaires à son magnum opus avant de nous quitter à 54 ans. Cette relecture ne peut se faire pour moi sans penser à la mort de Miura, la mort étant une figure importante de son univers, à laquelle Guts a réussi à se soustraire durant l’Occultation. Nul doute qu’on aura encore, à de nombreuses reprises, d’aborder cet aspect très particulier de Berserk, une série qui restera dans l’Histoire du manga, tout comme son auteur.
À ce stade du récit, Berserk s’est donc déjà imposé comme une oeuvre majeure, radicale, puissante et brillante. Et elle va le devenir encore davantage au fil des tomes. Si l’on se demande encore si c’est pertinent de livre ce manga qui restera probablement inachevé, la réponse est mille fois oui, et la lecture de l’arc de l’âge d’or à lui seul rappelle pourquoi.
Berserk, comme certaines très grandes œuvres, invite à une forme de modestie par l’ampleur qui s’en dégage. On ne peut pas selon moi proposer d’analyse définitive et totalement exhaustive d’un titre de cette richesse. J’ai tenté d’aborder dans cet article les points les plus remarquables à mes yeux, mais il y a bien évidemment énormément d’aspects et de choses que je ne maîtrise pas, qui échappent à ma compréhension. Ainsi, pour aller plus loin, voici quelques sources qui m’ont grandement aidé, et qui permettront d’étoffer les réflexions autour de cet arc si riche.
Articles et sites internet :
Nostroblog – Les scènes à caractère sexuel dans Berserk
Les Confins du monde – Berserk : L’oeuvre du Démon… ou du Saint Esprit ?
Après L’Eclipse
Vidéos :
Mythologics / Berserk – ALT236
L’Histoire de Berserk – La Chaine de P.A.U.L.
Précisons également que ALT236 a écrit l’ouvrage Berserk – À l’encre des ténèbres, édité par Third Éditions. Je ne l’ai pas lu mais ça devrait se faire tôt ou tard tant je ressens le besoin d’approfondir ma connaissance de cette oeuvre.
tres tres bon article peut etre l’un des meilleurs que tu as fait !
Je suis au tome 18 de berserk et meme si j’aime bien la série sans la surkiffer pour le moment l’age d’or est un excellent arc que j’ai aime suivre. Suertour pour la relation guts et griffith et nous remarquons que ce dernier est totalement perdu l’esprit quand guts est parti de la troupe vu que c’est un mec ultra possessif.
Pour te dire le fameux tome 13 m’a donne des nausées durant ma lecture mdr et si une raison pk je ne surkiffe pas autant la série c’est car que parfois mirua abuse avec de la violence gratutie notamment les scenes de sexse dont je ne suis pas friand quel que ce soit le media.
j’ai hate de lire la suite de l’oeuvre !
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Personnellement, je te dirai que tu n’as pas encore vu Berserk à son summun, mais ce n’est que mon avis. Je trouve qu’il y a une montée en puissance constante, et quand Schierke arrive, la série prend un nouveau tournant et c’est là qu’on arrive à son meilleur selon moi.
En effet, la question du sexe et de la violence est compliquée dans ce manga, parfois Miura est un peu gratuit. Concernant la violence, ça ne me pose pas de souci, pour ce qui est du sexe, pas forcément non plus même si il y a quelques fautes de goût dont je me serai passé. Mais tu as passé il me semble les passages les plus crus en terme de sexualité.
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me voila rassuré !
J’ai bp aimé l’arc des elfes ou Guts était vraiment impressionnat et comme je t’ai dit sur twitter il me tarde de voir la suite !
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Par la suite, il va encore plus t’impressionner !
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Pour les trois premiers tomes, je n’ai plus tous les détails en tête, mais ils étaient publiés dans un autre magazine au départ. C’est en reprenant la publication chez un autre magazine que le manga prend pour ainsi dire un nouveau départ, Miura commençant à développer son univers plutôt que simplement un archétype de personnage comme dans ses 3 permiers tomes (Je crois que c’est justement dans le livre de Alt236 qu’il en parle).
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Oui, je sais en effet que le manga a changé de magazine assez tôt. Après je ne sais pas si ça coïncide exactement avec ce nouvel arc.
Quoi qu’il en soit, on sent surtout qu’au début, son histoire était esquissée à gros traits et qu’il avait des idées directrices mais que tout n’était pas clair pour Miura.
J’utilise toujours l’exemple de la scène d’ouverture où Guts couche avec une apôtre qui n’a vraiment aucun sens par rapport à la construction du personnage.
Et une écriture globale un peu grossière par rapport à la finesse dont il ça être capable de faire preuve ensuite.
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J’aime bien l’idée selon laquelle le Skull Knight serait une représentation de Miura voulant s’assurer que ses personnages survivent. Car cela renforce le fait que les artistes mettent toujours une partie d’eux-mêmes dans leurs créations.
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Bonjour, j’ai une interprétation liée à cette idée de Dieu/Auteur et la causalité du mal qu’il met en œuvre. Ou plutôt, je me demande « si ». Si cette corrélation de positions avec le mal ne vient pas de « nous », de ce que nous avons tous intégré quand au « fonctionnement » du monde : le mal existe, le pire est toujours certain. Je veux dire par là que nous nous attendons au pire, c’est un état d’esprit répandu, et le plus « logique » qui soit : penser le contraire, s’attendre au contraire paraît déraisonnable.
Le mal est certain.
C’est un état d’esprit, une conception du monde qui nous concerne tous, surtout au 21ème siècle, après les drames génocidaires et totalitaires que nous connaissons, sans parler des faits divers quotidiens, jusqu’aux « révélations » #metoo ; nous connaissons tous, nous sommes tous au fait de la violence ordinaire comme de celle qui ravage la planète. En tant qu’auteur, on ne peut donc pas passer à côté de cet « état de fait » : le mal existe, et il est certain qu’il se produise. En tant qu’auteur, on ne peut pas échapper à cette réalité, qui comme tout fait, représente une causalité. En tant qu’auteur, on ne peut pas échapper au mal ; si on veut être réaliste, pour le monde réel comme pour son *propre* univers, le mal est une réalité dont on ne peut pas se passer. Mais ce faisant, en tant qu’auteur, quand on le représente c’est aussi le *reproduire*. On devient partie prenante du mal-heur qui arrive aux personnages, à un univers que *l’auteur lui-même* souille du mal, parce que lui-même souillé par la connaissance hors-monde qu’il a du mal. Je veux dire par là que même si nous étions parfaitement innocents, si nous n’avions pas commis le mal nous-mêmes, même un bonbon volé, nous ne le sommes plus depuis que nous *savons* que le mal existe : avoir vent de son existence, même sans le perpétrer, c’est déjà ne plus être exempt de mal. Après ça, on en est encore moins exempt si on a soi-même subi du mal, du tort, et encore encore moins si on l’a soi-même perpétré, répété, transmis.
Bref, l’auteur vis avec un complexe, une forme de culpabilité je pense. Et je dis l’auteur, l’Auteur : toute personne qui crée se retrouve avec un dilemme moral, je pense, vis-à-vis du mal et de celui que ses personnages rencontrent. Nos univers sont neufs, mais nous n’arrivons pas à les rendre exempts de cette réalité, qui pourrait être tout à fait « passable », puisque ces mondes ne sont pas « réels », qu’ils impliquent d’autres causalités non-réelles (la magie, par exemple). Mais pourtant, la représentation du mal nous paraît obligatoire.
Je pense que le Mal pose problème. *Nous* pose problème, et que nous créons en partie en vertu de ça : ce problème, cette équation insoluble, cette question naïve, idiote, mais innocente en soi, au sujet du mal : « Pourquoi ? »
Et je pense que l’oeuvre de Miura est sa démarche, son dialogue, l’exposition de « son » problème avec le Mal. On trouve des réponses en chemin, des intuitions conduisent à la création et, telle une équation, font émerger des formes de réponses et des nouveaux problèmes (dont les « réponses » aideront in fine à la résolution finale). Nous avons horreur de la niaiserie ordinaire, qui fait fi du mal, de la noirceur à l’oeuvre. Nous attachons de la vertu à être « réalistes », et non idéalistes. Pourtant, le Mal nous pose une vraie question, voir les autres le subir ou le subir soi-même, ou l’infliger soi-même, est empreint d’un véritable « mystère ». Être naïf devant la certitude du Mal, c’est être faible. Ou pas. La force réside peut-être dans l’obstination, l’obstination qui se souvient que si le Mal existe bel et bien, il n’est pas tout. Que sa réalité ne peut en fait pas recouvrir suffisamment d’autres « mystères » : pour commencer, la joie, les rencontres, les petits miracles quotidien, la bonté ordinaire ou justement « miraculeuse » car non attendue, l’amour, etc.
Je crois que Guts est la persistance de ce « Bien » qui existe, dans le même monde que le Mal. Le mal est une réalité, une fatalité, quelque chose d’ordinaire pourrait-on dire. Mais il contrevient radicalement aux bontés (aux « biens », comme on dit « les maux ») de nos existences, et de la vie elle-même. Lequel des deux est une anomalie, dans le monde où l’autre existe aussi ? Lequel, du Mal ou du Bien, est un scandale dans ce monde où l’autre existe ?
Nos visions pessimistes nous incitent à tout condamner : « le monde est tel qu’il est », « l’Homme est un loup pour l’Homme », « tous/toutes les mêmes », « ah vraiment, ce monde… »… Le Mal serait donc la règle. *Mais*, du bien existe. En fait, nous sommes aux prises avec le scandale du mal comme le scandale du bien. Quand un mal arrive, c’est vraiment vécu comme une anomalie, un scandale ; malgré l’enchaînement des circonstances, la *causalité* qui a débouché sur cet événement triste. Il y a quelque chose d’une fatalité. Le pire, c’est quand le mal nous vient, qu’il « nous arrive » ; c’est un état de sidération plus ou moins violent, plus ou moins décontenançant. Et suivi d’une volonté, d’un élan de protestation : vouloir se défendre, se prés.
Bref, pour revenir à Berserk, je crois que Guts est la manifestation du bien dans la représentation « existentielle » de Miura. Dans un monde, notre monde, rongé par le mal, tristement banal et ordinaire, le mal est évident, prévisible. Le bien l’est moins. Si on croit à cette fatalité du mal, le bien est une anomalie, sinon *L’*anomalie par excellence, ce qui survient, ce qui existe, ce qui se manifeste et qu’on arrive pas à ranger, à rationaliser, à expliquer.
L’Eclipse est une représentation ultime de la fatalité du mal : justement, Guts n’aurait pas du y survivre. C’est donc qu’il a été plus fort que le Mal, que sa Fatalité immonde (ou mondiale, comment on l’envisage). Je crois que Guts échappe au Dieu comme il échappe, comme le Bien lui-même échappe à son créateur : dans un monde où le mal semble représenter la Loi, ou une causalité certaine, comment le Bien peut-il bien apparaître ? Et pourtant il survient, il résiste, et il survit. Et il émule. Dans Berserk il y a le mystère du Mal, représenté ou tapi partout, et le mystère du Bien. Si Berserk a autant de succès, c’est que, j’en suis convaincue, ces « problèmes » que la réalité du bien et la réalité du mal sont présents en nous. Nous n’avons plus de religions pour beaucoup, mais notre humanité, consciente du bien et du mal, a et aura toujours le même besoin de se représenter ces deux réalités, dans la tentative d’un dialogue, d’une réflexion, d’une « digestion » sur nos propres existences, solitaires et reliées.
Le 20 ème siècle est singulier. Il a déjà donné une oeuvre traitant de ces Mystères, dont le succès planétaire ne se dément pas : Le Seigneur des Anneaux (et le monde qui lui est corollaire). Il semblerait qu’il ait accouché d’une autre oeuvre, saisissante, « essentielle » (dans tous les sens du termes, peut-être), parce que le Mal et le Bien restent, sont et demeureront des problèmes dont on ne peut pas se débarrasser, et qui ne fascinent pas, mais qui nous parlent de nous, de ce que nous vivons, parce que nous le rencontrons. Hors religion, le mal et le bien ne devraient plus exister, du moins ils ont perdu des représentations, des explications. Des reconnaissances de leur réalité, aussi. Et nous en manquons, je crois. Les Hommes se racontent des histoires, et c’est ainsi qu’on se transmet notamment la sagesse : les histoires sont réellement instructives, et elles libèrent. Il y a un exutoire, définitif sans l’être : nous aurons toujours besoin d’histoires, nous nous en racontons à nous-mêmes et ça n’a rien de trivial. Je tiens l’histoire, quelle qu’elle soit, pour la première voire la seule forme de dialogue intérieure, où dialoguent ensemble nos propres histoires, nos rencontres, nos expériences du monde, nos désirs, nos craintes, nos perspectives, nos croissances comme nos déchéances, etc. Berserk est le récit, la tentative et en même temps l’oeuvre, d’un être en particulier, mais qui semble particulièrement complexe et « au fait » de réalités du mal et du bien, pour que nous « reconnaissons »-là quelque chose, ne serait-ce que pour continuer de lire pour « voir » (si la suite nous « confirmera » ou non. On attend du récit, en même temps qu’on est enseigné par lui, en quelque sorte : on s’y retrouve, et on y découvre quelque chose de neuf. Il y a l’idée d’une réminiscence et d’une découverte dans le même lieu, le même temps, le même endroit de cette somme-oeuvre.
Je ne dis pas que Berserk pourrait avoir une interprétation théologique, ou peut-être une théologie à lui-tout seul, un récit athée sur le Mal (comme d’autres spiritualités ont leur propre récit sur le Mal, le Bien). D’ailleurs, c’est drôle, mais si Dieu dans Berserk est l’Auteur, ça illustre bien la modernité elle-même : sans dieux, l’Homme a leur place. Et c’est aussi « vrai », dans un sens : sans divinités responsables de la pluie, des maladies, des *causalités*, l’Homme est devenu le responsable du monde : nous sommes responsables du mal qui est arrivé ici ou là (ne serait-ce que dans un fait divers, on va accuser tel ou tel organisme, l’Etat, défaillances, etc ; on cherche *les responsables*, les maillons faibles ou lâches). L’Homme de la modernité, et donc l’auteur (Miura ou non), est responsable du mal qui arrive et de celui qui « n’arrive » pas mais qui et ; par exemple nous sommes presque « responsables » des maladies qui continuent de frapper et pour lesquelles nous n’avons pas « encore » de vaccins.
Bref, tout ça pour dire que si Dieu = l’auteur, donc la boucle bouclée du créateur (littéraire, et de l’origine de problèmes ; tous ceux de la fiction, et de quelques uns dans le monde réel), nous sommes tous Dieux, et Dieux de malheur : l’origine du Mal.
Et pourtant, Guts.
Guts « sauve » l’auteur, et presque même le Dieu, Dieu de malheur, dont la création mauvaise a *failli* : pour un tel Dieu de Mal, un Dieu Mauvais, que le bien existe est un échec en soi ! Une erreur, une anomalie ! Que le monde de Berserk tente de réfréner, donc, comme un programme informatique essaye d’éradiquer une anomalie. Si « tout est Mal », si le Mal est l’ordinaire « en soi », une normalité évidente, le bien est donc l’anomalie. Elle l’est pour l’auteur, visiblement. Et pourtant, ce bien trouve sa voie. Et il trouve sa voix : celle de l’auteur lui-même. Il n’est pas Mal lui-même, il pourrait donc être autre chose, ou différent de cela. Peut-être que le Dieu de Berserk est d’ailleurs incomplet, tant qu’il se « méconnaît » comme étant le créateur aussi, par extension, donc *finalement* d’un personnage comme Guts et de ses compagnons. Ou peut-être y a-t-il d’autres divinités.
En fait, lire Berserk c’est un peu regarder le ciel, une nuit noire d’où peu à peu émergent des lueurs, des étoiles là où à fortiori la raison aurait dû tout engloutir : *et pourtant, elles brillent.*
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Je prendrai le temps de lire ce commentaire quand je serai posé au calme, et j’y répondrais. Mais déjà merci d’avoir pris autant de temps pour m’écrire !
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