Ma Mangathèque Idéale #11 : Level E de Yoshihiro Togashi

Level E

L’obsession de la notion d’auteur fait que je me penche vers des titres uniquement sur la base d’un nom qui me parle, ce qui est finalement une méthode de sélection comme une autre. Étant tombé amoureux du style de Yoshihiro Togashi que je considère comme un mangaka d’exception sur la base de son travail sur Hunter x Hunter, j’ai évidemment eu envie de me pencher sur le reste de son œuvre. Or, en attendant la réédition de Yuyu Hakusho qui va arriver cette année chez Kana, je me suis dit qu’il était temps de se pencher sur la série qu’il a fait entre ses deux nekketsu phares : Level E.

Soyons clair d’emblée, je considère la lecture de cette série courte comme indispensable si on est fan de Hunter x Hunter, tant elle est passionnante concernant la notion d’auteur et semble sur de nombreux points être un brouillon du chef d’œuvre de Togashi, comme nous allons le voir tout de suite.

Resituons la série

Level E est une série courte en trois volumes, publiée par Kazé en 2012 chez nous. Au Japon, le titre a connu une prépublication dans le Weekly Shonen Jump entre 1995 et 1997, après la fin de Yuyu Hakusho. Level E JumpLe titre comporte 16 chapitres. Togashi souhaitait travailler sans assistant sur ce titre, et le publiait de ce fait à un rythme mensuel. Une façon de faire qu’il a pu se permettre très certainement du fait de l’aura acquise grâce à Yuyu Hakusho, qui était un des piliers du magazine au début des années 1990

Le manga a également connu une adaptation animée par Studio Pierrot et David Production en 2011, comportant 13 épisodes.

Mais au final, il semblerait que le titre ne soit pas très connu par chez nous, surement du fait de son âge et de son format très court. J’ai le sentiment que c’est finalement une série plébiscitée par les fans de Togashi uniquement. Mais le côté « expérimentation » avant le magnum opus de l’auteur n’est clairement pas la seule qualité du titre, comme nous allons le voir.

Résumé de la série

Level E est un titre assez particulier, et pas forcément le plus facile à résumer. Au fil des trois tomes, Togashi nous raconte plusieurs petites histoires, liées par un univers global et un personnage en particulier. Ce récit se déroule sur la Terre telle que nous la connaissons, sauf qu’il y vit un certain nombre d’extra-terrestres, venant de diverses planètes, sans que les hommes en soient conscients. Il faut dire qu’ils font en sorte, pour des raisons qu’on ignore, de ne pas impliquer les humains dans leurs conflits.

Prince BakaNous découvrons donc le prince Baka (qui signifie « idiot » en japonais), de la planète Dogura, qui est pour le dire simplement, un petit connard. Alors qu’il semble adulte, il prend un malin plaisir à se comporter comme un sale gosse et à mentir et manipuler les gens, dans le seul but de leur pourrir la vie. Absolument toutes les personnes qu’il rencontre sont victimes de ses manigances. Il sera le liant entre toutes les intrigues de la série, puisqu’il va finalement être l’instigateur de tout.

Et il est d’emblée la première grosse qualité du titre. En tant que figure quasi omnisciente qui manipule les individus à sa guise, j’ai rapidement eu l’impression qu‘il était une figure métaphorique symbolisant le mangaka (et donc Togashi), qui fait faire ce qu’il veut à ses personnages selon son bon vouloir. C’est d’autant plus évident selon moi qu’il semble partager certains centres d’intérêt avec l’auteur.

Il se comporte tel l’artiste qui met en scène des intrigues et des situations, qui parfois échappent quelque peu à son contrôle, mais qu’il finit malgré tout par reprendre en mains, les amenant à la conclusion qu’il avait imaginé. Cette interprétation est d’ailleurs facilitée par ma connaissance préalable de l’œuvre de Togashi (j’entends par là Hunter x Hunter, n’ayant pas encore lu Yuyu Hakusho), qui se démarque par sa constante complexité narrative et la richesse interprétative qui en découle.

Et puisqu’on en est déjà à aborder cet aspect, autant tout de suite plonger dans un des éléments caractéristique de Level E, son côté résolument auteurisant et presque expérimental.

Un manga d’auteur

Je parle tout le temps de la notion de « manga d’auteur », mais ce n’est pas inutile de resituer un peu la question. Car on pourrait me dire que tout manga est l’oeuvre d’un ou de plusieurs auteurs, ce qui est vrai. mais par « manga d’auteur », j’entends qu’on ressent vraiment la patte d’un auteur, son style et ses obsessions dans son travail. Or, dans le cas de Level E, il y a clairement une forte valeur ajoutée si on s’intéresse au travail de Togashi.

J’ai déjà abordé le cas du prince Baka, qui me fait vraiment penser à la figure du mangaka, qui prend un malin plaisir à faire ce qu’il veut avec les personnages du récit, permettant d’aller dans toutes les directions au gré de ses délires. Cette interprétation peut même être renforcée par le fait que des extraterrestres de la planète du prince passent leur temps à essayer de le retrouver, et de l’empêcher de faire n’importe quoi, me rappelant les éditeurs qui doivent souvent courir après Togashi dans l’espoir qu’il veuille bien retourner au travail (pour rappel, on désespère depuis plus de 2 ans de le voir revenir sur Hunter x Hunter).

RPGMais également, Level E ressemble énormément à un brouillon de sa série suivante, en même temps que le témoin des obsessions de l’auteur. Première évidence lorsqu’une des intrigues met en scène un groupe de cinq enfants qui se retrouvent transportés au sein d’un RPG japonais sur une planète inconnue, tout ceci dans une mise en scène subtile du prince. On y retrouve la passion de Togashi pour ce genre vidéoludique (n’oublions pas qu’il est connu pour être un gros fan de Dragon Quest), dans une histoire qui préfigure de façon évidente l’arc de Greed Island dans Hunter x Hunter.

De la même façon, une des histoires met en scène un personnage transgenre, expliquant qu’il s’agit biologiquement d’une femme alors que la personne se sent homme dans sa tête. Une opération de changement de sexe est d’ailleurs mise en scène. Or, on trouve un personnage trans dans chacun des deux nekketsu majeurs de Togashi (notamment la sœur de Kirua dans Hunter x Hunter), signe qu’il s’agit d’un thème important chez l’auteur. Précisons d’ailleurs que la transidentité est également évoquée dans Sailor Moon de Naoko Takeuchi, qui n’est autre que la femme de Togashi. Impossible cependant de dire si un membre du couple a influencé l’autre sur la question.

Level e transidentité

Autre élément important qui préfigure Hunter x Hunter, le côté très « libre » de la narration, où chaque petite histoire va dans une direction et explore des thématiques totalement différentes, avec comme liant un univers global et quelques personnages centraux. Car une des spécificités de HxH est selon moi ses changements de style et de tons très conséquent d’un arc à l’autre, permettant à l’auteur de développer des thématiques et discours très variés, en plus de se faire plaisir dans des délires narratifs très différents les uns des autres.

Et c’est un des éléments que j’aime tout particulièrement chez Togashi, qui va explorer des directions très inattendues dans un genre pourtant très codifié (et parfois très standardisé), et c’est d’ailleurs ce qui fait que je qualifie HxH de « nekketsu alternatif ».

Et dans Level E, cet inattendu se manifeste dans chacune des histoires, qui explorent des pistes narratives très diverses, mais aussi dans le comportement du prince, qui prend un malin plaisir a mettre encore un peu plus de bordel dans tout ceci. Ce qui permet d’ailleurs à Togashi de dévoiler un humour que je ne lui connaissais pas, parfois très subtil, parfois au contraire pipi caca, qui fonctionne toujours très bien !

Mais de ce fait, on pourrait craindre que le titre s’adresse surtout aux initiés dans un délire métatextuel sur l’oeuvre de Togashi. Et s’il est évident que les qualités de cette série courte sont renforcées si on connait bien l’auteur (ou simplement Hunter x Hunter comme c’est mon cas), il n’en reste pas moins un titre vraiment intéressant et riche même sans connaissance préalable de l’univers du mangaka.

Un titre riche de sens et de pistes d’interprétation

Même si je souhaite m’éloigner de la question de l’auteur dans ce paragraphe, l’honnêteté me force à dire que ce que je vais dire est quand même un peu lié d’une certaine façon. Étant fan de Togashi et de ce qu’il a fait avec Hunter x Hunter, je suis dans une certaine position de déférence vis-à-vis de ce qu’il écrit, qui fait que je cherche forcément à creuser au-delà de la surface quand je lis un de ses titres. Ce faisant, je me mets d’emblée dans une position où je suis plus ouvert à une certaine forme de richesse thématique et interprétative, et que mon cerveau, tout à fait consciemment, va chercher à trouver des pistes afin de faire ressortir une forme de subtilité à l’oeuvre.

De ce fait, forcément, en étant dans cette posture d’emblée, on est plus enclin à trouver une richesse à un titre que si on le lit pour le « pur plaisir ». Mais ça fait aussi partie du plaisir, et j’aime à penser que l’écriture de Togashi est porteuses de certains éléments qui encouragent à l’interprétation.

D’ailleurs, sachez que la série est très bavarde, comme Hunter x Hunter peut parfois l’être. Si on ne connait pas l’auteur, on peut être surpris de la façon dont il nous noie parfois sous des dialogues explicatifs. Il utilise ceci comme béquille pour expliquer certains concepts par moments, et s’en moque lui-même lorsque, durant la lecture du premier tome, il nous impose carrément une double page composée uniquement de texte (très drôle par ailleurs).

Au-delà de l’importance du texte, le récit de Togashi est surtout très orienté sur la réflexion sur l’humain, parfois simple mais pertinente, comme lorsqu’un extra-terrestre remarque que l’homme est la seule espèce à détruire sciemment son habitant, mais parfois bien plus subtile et complexe. Cet aspect est bien aidé par le fait de faire des extraterrestres les figures récurrentes du récit, qui peuvent donc poser un regard plus distant sur notre espèce.

De plus, chaque intrigue explorant des pistes narratives différentes, les idées thématiques travaillées en sont d’autant plus multipliées. J’ai évoqué notamment la question de la transidentité, mais d’autres sujets qui touchent à ce qui nous caractérise en tant qu’individus sont évoqués. Des sujets parfois profonds, et d’autres bien plus triviaux, mais pas moins intéressants pour autant (je pense au jeu vidéo, abordé avec une vraie intelligence et une connaissance de son sujet qui fait plaisir).

De ce fait, Level E arrive à dévoiler une vraie richesse qui va bien au-delà de la réflexion autour du travail de Togashi, permettant au titre de s’adresser à un plus large public.

En conclusion, un indispensable ?

La question de savoir si tel ou tel titre est indispensable est encore et toujours compliquée, et la réponse sera propre à chacun ou chacune. Dans le cas de Level E, je pense franchement que la qualité du titre en lui-même en fait un manga hautement recommandable, d’autant plus qu’il s’agit vraiment d’une expérience en soi.

Mais surtout, je pense sincèrement que si on est fan du travail de Togashi, ou même simplement de Hunter x Hunter, on passe clairement dans la catégorie de l’indispensable, afin de découvrir une partie des réflexions du mangaka qui ont abouti à sa série majeure. Je serai même tenté de dire qu’il y a fort à parier que vous ayez déjà lu Level E si vous lisez cet article et que vous êtes fan de Togashi.

Quoi qu’il en soit, me concernant, il fait de ce fait clairement partie de mes indispensables. Et j’ai bien conscience que ce statut vient en grande partie de mon affection pour Hunter x Hunter, qui a beaucoup contribué à mon appréciation du titre. Tout comme mon obsession pour la question de l’auteur, qui me semble traverser en filigrane ce manga, a beaucoup joué également. Mais quelles qu’en soient les raisons, le fait est que Level E est une fois de plus une oeuvre passionnante que l’on doit à Togashi, et c’est bien là l’essentiel.

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12 commentaires

  1. Puisque nous sommes en présence d’un titre qui date, il faut également connaître quelques gestes protecteurs afin que les mangas restent en bon état le plus longtemps possible.

    Voici quelques pistes de réflexion à ce sujet :

    Et cela s’applique aussi bien aux éditions plus anciennes qu’aux rééditions.

    Aimé par 1 personne

  2. Je pense que ce n’est pas un titre pour moi mais j’ai pris beaucoup de plaisir à lire ton article malgré tout. Déjà pour un aspect découverte, tu participes beaucoup à ma culture manga, mais aussi parce que t’es réflexions sur la figure de l’auteur sont très intéressantes !

    Aimé par 1 personne

    • Merci beaucoup pour ton commentaire. Je pense que ça se remarque avec le temps que les figures d’auteurs sont un peu des obsessions pour moi, y compris dans le domaine du manga même si je sais que certains ne sont pas trop pour un rapport « auteurisant » à la chose.

      Aimé par 1 personne

      • L’auteur reste au centre de sa création quoi qu’on en dise. Et qui est l’auteur permet de mieux comprendre une œuvre j’en suis persuadée tu ne peux pas la retirer de son contexte. Enfin c’est mon avis. Puis tu fais bien comme tu veux encore et tu analyses comme ça te parle à toi 😁 zut les gens hein à force.

        Aimé par 1 personne

      • Oui, je suis bien d’accord avec toi.
        Mais j’ai souvent vu qu’avec les modes de production du manga (éditeurs, attention accordée aux classements et retours du public) l’auteur était « juste » un des chaînons d’un travail collectif.
        Ce qui je pense est le cas en effet, mais ça n’empêche pas d’avoir une vision d’auteur qui traverse tout ça.
        Parce qu’on aura beau dire, un manga de Togashi, d’Inoue, Urasawa ou plein d’autres encore, ben ça se reconnait facilement, et pas que au niveau du dessin.

        Aimé par 2 personnes

  3. ça a effectivement l’air passionnant ! Quel dommage que la série ne soit plus disponible en neuf en vf, j’espère que Kazé la rééditera.
    Selon toi il est possible de n’en lire que le tome 1 ou y a vraiment une frustration en s’arrêtant là ?

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