Millenium Actress de Satoshi Kon – La vie en mélodrame

Millenium Actress

Un de mes grands plaisirs dans mes passions pour les différents médias pourvoyeurs de fictions en tous genre vient du rapport aux figures d’auteurs. Que ce soit au cinéma, dans le manga, le jeu vidéo (car il y a des auteurs dans ce domaine) ou n’importe quel autre domaine médiatique, la figure de l’auteur est quelque chose qui me passionne et me fascine. Et parmi les mangakas-cinéastes, il en est un qui me parle tout particulièrement : Satoshi Kon. Sans doute le fait qu’il mette totalement en exergue ce rapport à l’auteur au sein même de ses œuvres joue, de même que son destin tragique, puisqu’il est mort d’un cancer à seulement 47 ans, après 20 ans de carrière quasiment divisé en deux moitié, la première consacrée au manga et la seconde au cinéma.

Satoshi Kon a malheureusement laissé une oeuvre courte, mais malgré tout très riche, et dont chaque titre que je découvre laisse transparaître une grande forme de cohérence, assurée par ses obsessions qui en font un auteur à part entière.

Après avoir abordé toute son oeuvre mangaesque, il est temps de se lancer dans son cinéma, qui aura eu un impact énorme sur certains cinéastes internationaux comme Christopher Nolan ou Darren Aronofsky (mais pas que je pense). Et je commence dans le désordre, avec son second film, le chef d’oeuvre Millenium Actress.


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Avant de commencer, si j’ai déjà longuement abordé dans mes précédents articles le fait que Satoshi Kon a eu une carrière de mangaka extrêmement contrarié, justifiant en partie le fait qu’on le retienne davantage comme un cinéaste, la découverte du versant cinématographique de sa carrière m’oblige à faire un constat simple : selon moi, s’il est un mangaka passionnant, il est infiniment meilleur en tant que cinéaste et Millenium Actress est plusieurs niveaux au-dessus de tous les mangas qu’il a pu produire. C’est un avis tout personnel, mais selon moi, tout le talent de Satoshi Kon trouve un mode d’expression qui lui convient bien mieux, ou en tout cas qui lui donne davantage l’occasion de laisser libre court à sa fougue créative. Mais quoi qu’il en soit, il convient de découvrir les deux parties de sa carrière pour avoir une vision nette du travail de cet auteur.

Resituons Millenium Actress dans la carrière de Satoshi Kon

Par avance je m’excuse de parler de l’oeuvre cinématographique de Satoshi Kon dans le désordre, mais j’ai tout simplement eu l’occasion de me procurer Millenium Actress en premier. Cependant, on aura l’occasion de revenir sur tous ses films, et je ferai toujours un effort de contextualisation.

Millenium Actress est le second long métrage de Satoshi Kon, après Perfect Blue qu’il avait réalisé en 1997, alors que sa carrière de mangaka essuyait encore un sérieux revers avec la fin prématurée d’Opus, du fait de la mort du magazine qui le publiait. Quatre ans après son premier film, Kon sort donc Millenium Actress, qu’il a coécrit avec Sadayuki Murai, qui l’avait déjà accompagné à l’écriture de Perfect Blue.

Sans revenir en détails sur toute sa carrière, Perfect Blue est le premier long métrage réalisé par Satoshi Kon mais pas sa première incursion dans l’animation japonaise. Il a travaillé notamment avec Katsuhiro Otomo et Mamoru Oshii, a réalisé des épisodes d’animes et a notamment beaucoup influencé le moyen métrage Magnetic Rose, fragment de l’omnibus Memories supervisé par Otomo. Ainsi, ce moyen métrage de 44 minutes peut aussi être vu comme un jalon dans l’oeuvre de l’auteur, où il exploite notamment pour la première fois la notion de réalité subjective, et méritera d’être visionné tôt ou tard !

Tout comme son premier film, Millenium Actress a reçu plusieurs prix prestigieux aussi bien au Japon qu’à l’étranger. L’idée de Satoshi Kon et Murai étaient de faire une sorte de film jumeau de Perfect Blue, traitant de thématiques similaires. Les deux films sont notamment centrés sur une actrice, et traitent de la question du regard masculin (ou « male gaze ») sans pour autant l’aborder d’un point de vue dérangeant.

Le film se présente comme un patchwork, que je détaillerai par la suite, qui est à mon avis pensé pour permettre à Kon d’y mêler des souvenirs, des moments historiques et également se faire plaisir en terme d’ambiance et de séquences à mettre en scène. J’y reviendrai par la suite, mais il y a un fort côté « film somme », mélangeant les influences esthétiques et les époques en un tout cohérent qui, à mon avis, était le véritable projet narratif et de mise en scène du cinéaste. Autre élément important, le film semble questionner notre rapport au cinéma et notamment aux acteurs et actrices. Ainsi, le rapport entre fiction et réalité, thème cher à l’auteur, trouve ici une intrigue parfaite pour se déployer, comme nous allons le voir.

Un mélodrame « classique » dans l’idée

Satoshi Kon a souvent dit avoir été bien plus influencé par le cinéma occidental que par le japonais (à l’exception de Kurosawa), et je trouve qu’on sent dans Millenium Actress l’influence du mélodrame Hollywoodien classique dans la nature même du récit.

Car le film peut être résumé de façon assez simple finalement. Un journaliste vient interviewer l’ancienne gloire du cinéma Chiyoko Fujiwara alors qu’elle est très âgée. Il en profite pour lui remettre une clé qu’elle a perdu il y a 30 ans, et cela l’incite à raconter sa vie, mêlant événements historiques, sa carrière d’actrice et un amour qu’elle a toujours recherché sans jamais le retrouver.

Raconté comme ça, on retrouve une structure ultra classique qui pourrait évoquer par certains aspects le Docteur Jivago, ou beaucoup d’autres mélodrames Hollywoodiens friands de la formule de l’histoire individuelle qui se mêle à la Grande Histoire. Cependant, en choisissant de faire de son personnage principal une actrice, Satoshi Kon apporte un élément supplémentaire à son récit, qui devient le fil conducteur de son projet de mise en scène, comme nous allons le voir.

Mise en abyme et récit à couches multiples

Dès la séquence d’ouverture, on comprend l’idée directrice du film, même si on ne se doute pas encore de la complexité de sa mise en forme. On voit le personnage principal du film dans une séquence avec un vaisseau spatial, avant de comprendre qu’il s’agit d’un extrait de film que le journaliste regarde. Par la suite, tout le film va s’organiser selon ces différents niveaux de réalité, qu’on pourrait schématiser par : le cadre de l’interview, les souvenirs de la vie de Chiyoko, et les extraits de film.

Cameraman

Cependant, Satoshi Kon va très vite mélanger ces trois couches de récit, pour finalement troubler la perception du réel. Un élément intéressant sur ce point vient du fait que le journaliste et son caméraman sont présent systématiquement aux côtés de Chiyoko et la suivent dans toutes les séquences, quand bien même il s’agit de souvenirs auxquels ils n’ont fort logiquement pas pu assister. Cela crée une mise en abyme de la posture du spectateur, mais aussi de celle du cinéaste.

Et pour encore ajouter à la complexité de ceci, les trois niveaux de récits fonctionnent de concert, créant une intrigue linéaire dans une structure éclatée. Ce que j’entend par là, c’est qu’on comprend au fil du récit que, peu importe dans quel niveau de réalité se déroulent les séquences, peu importe que ce soit la « vraie » Chiyoko ou un personnage qu’elle incarne, l’histoire en elle-même suit son cours et que ce soit un personnage de fiction ou l’actrice elle-même, tous les dialogues et toute sa course perpétuelle en avant représente ce qu’elle a réellement vécu. Ainsi, que l’on soit dans un cadre japonais médiéval, dans celui de la guerre, dans la conquête de l’espace ou autre, le récit reste linéaire, même si les modes de représentation ne le sont pas.

Millenium Actress

Ce n’est pas très clair dit comme ça, et ça ne l’est pas tout à fait au début du film tant le projet de mise en scène est original, mais cela devient naturel et clair au fil du visionnage, si bien qu’on n’est perdu qu’un temps, le temps de comprendre comment procède la narration propre au film.

Une fois à notre aise, on prend un grand plaisir à voir les audaces formelles de Satoshi Kon, notamment dans le montage où les raccords ingénieux s’enchaînent jusqu’à un final assez époustouflant. Et sur le travail de montage et de différentes couches de récit, je ne serai pas étonné d’apprendre que le film a influencé les Wachowski et Tom Tikwer pour leur adaptation de Cloud Atlas.

Ainsi, le travail sur les différents niveaux de récits imbriqués et agissant de concert semble épouser la perception des personnages et des spectateurs, mettant en avant l’idée que chaque élément appartient à une « réalité subjective ». Dès lors, on ne s’étonnera pas de voir des rappels au réel dans la fiction et vice-versa, comme si Satoshi Kon nous signifiait que les deux étaient une seule et même chose.

Mais là, on bascule du côté de l’analyse, chose que je ne souhaite pas aborder dans cet article, car je n’ai vu le film qu’une fois et qu’il mériterait un véritable travail de fond. De ce fait, je préfère mettre des liens en fin d’article vers des analyses qui sont bien plus pertinentes que ce que je pourrai produire.

Mon but était surtout de mettre en avant un élément qui me semble être le cœur du projet de Satoshi Kon, aussi bien du point de vue esthétique que narratif (par ailleurs, la marque des grands cinéastes est de mêler les deux afin qu’ils agissent de concert).

En conclusion : un chef d’oeuvre véritablement original

Je l’ai dit plus tôt dans mon article, mais si je considère Satoshi Kon comme un mangaka passionnant, c’est clairement en voyant Millenium Actress que je me rend compte que c’est au cinéma qu’il trouve le parfait moyen d’expression. J’ai personnellement été abasourdi par le talent avec lequel il arrive à mener à bien une entreprise aussi complexe avec un budget dérisoire et une expérience relativement modeste du cinéma (un seul long métrage comme réalisateur, mais plusieurs années d’expérience de l’animation quand même).

Ainsi, j’ai le sentiment de redécouvrir cet auteur majeur en me penchant sur son cinéma, et cela me procure un effet des plus grisants. En moins d’une heure 20, Kon a réussi à embrasser la vie de son personnage principale, mais aussi nous faire partager une certaine vision du cinéma et de l’histoire du Japon. Il a épousé la forme du mélodrame classique pour l’envoyer en éclat et proposer finalement un film totalement original, qui n’aurait pas eu la même forme s’il avait été réalisé par quelqu’un d’autre, et qui n’aurait en toute logique pas eu le même impact. C’est aussi en ça qu’on reconnait le travail d’un auteur, une façon de s’approprier une idée ou un concept, et la mettre en forme de la meilleure des façons.

Millenium Actress est une expérience de cinéma à part entière, et procure un vrai tourbillon émotionnel et intellectuel. J’espère avoir un jour l’occasion de voir ce film en salle, et en attendant, découvrir le reste de la filmographie de Satoshi Kon devient prioritaire. Tout comme revisionner Millenium Actress jusqu’à plus soif, afin d’en percer un peu plus les mystères. Car si le film est une course effrénée qui passe à la vitesse de l’éclair, on a envie de la revivre encore et encore tant le film regorge de choses à découvrir et de pistes de compréhension. La marque d’un chef d’oeuvre.


Pour aller plus loin, voici quelques analyses que j’ai lu et qui ont au moins en partie influencé mon article, qui lui se veut plutôt un point de vue personnel (d’ailleurs je n’aurai pas les compétence pour produire des analyses aussi pertinentes :
Millenium Actress : Analyse du chef d’oeuvre de Satoshi Kon – Animablog
Satoshi Kon, réalité sans frontière – Popfixion
Millenium Actress – Analyse du film – Ed Wood
Millenium Actress – Courte Focale

15 commentaires

  1. Encore un très bel article écrit avec passion par un passionné. Cela fait très plaisir (en plus je t’avoue que dans mon cas, je suis une quiche en ciné. J’ai toujours préféré le papier au visuel ^^). Pour ma part, l’œuvre cinématographique de ce monsieur qui me reste en mémoire est Perfect Blue que j’ai revue d’ailleurs l’année dernière. J’ai de vagues souvenirs de Millenium Actress, mais tu me donnes envie de le revoir également.

    Bref. Je te souhaite une bonne soirée !

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  2. Selon moi, l’aspect de « Millenium Actress » le plus mis en avant est le fait que le cinéma a toujours été une industrie avant d’être un art et non l’inverse.

    Car si les effets spéciaux, la synchronisation du son et de l’image et l’exportation de films se sont développés suite à l’invention du cinématographe, c’était avant tout dans l’espoir de rendre la chose rentable.

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  3. Le fait que si Chiyoko semble regretter son ancienne carrière, les producteurs l’ont sûrement oubliée, ne pensant qu’à l’argent qu’ils ont gagné grâce à elle.

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