Un des plaisirs lorsque l’on va dans une nouvelle médiathèque est d’y découvrir ce que ses rayonnages ont à proposer, nous offrant parfois de très bonnes surprises. Ce fut le cas pour moi récemment avec la découverte d’Innocent, un manga de Shin’ichi Sakamoto dont j’avais déjà entendu beaucoup de bien (et dont j’avais surtout vu des illustrations de toute beauté). Ce seinen est en 22 tomes, même si la première partie fait en réalité 9 volumes (la deuxième partie, Innocent Rouge est terminée en 13 tomes au Japon), et c’est de cette première partie que nous allons parler ici.
Innocent est une fresque historique sur la fin de la monarchie française, centrée sur le bourreau de Paris, Charles-Henri Sanson. La personnalité trouble du personnage sera au cœur du récit et se retrouvera liée au destin de la France. Ainsi, entre reconstitution historique soignée, mise en scène marquée et audacieuse et duo de personnages principaux passionnants, la série a vraiment de très beaux arguments à faire valoir !
Une famille de bourreaux
Comme précisé dans mon rapide résumé, la famille Sanson, bourreaux depuis plus de 40 ans, est au cœur du récit. L’histoire commence alors que le père, Baptiste Sanson, exerce non sans un certain zèle son métier de bourreau. Il souhaite que son fils Charles-Henri prenne sa suite, d’autant plus qu’il commence à avoir de sérieux soucis de santé qui vont bientôt le contraindre à passer la main. Mais Charles-Henri ne supporte pas l’idée de donner la mort. Qu’à cela ne tienne, son père connaît un moyen super efficace de le faire céder : la torture ! Ainsi, Charles-Henri se voit contraint d’accepter le destin qu’est le sien, non sans un certain fatalisme. Mais il se promet de bouleverser le monde et d’enfin mettre fin à la peine de mort.
Dans le même temps, sa petite sœur Marie se révèle très intéressée par le fait de mettre les gens à mort et présente de sacrées prédispositions en la matière. Le problème est que le fait de voir une femme gérer l’échafaud n’est pas franchement envisageable à cette époque. Marie va donc déguster au fil des ans, entre les sévices infligées par sa grand-mère, des abus sexuels et autres injustices liées à son statut de jeune fille. Ceci aura pour conséquence d’en faire une femme très révoltée et volontaire, qui va finalement entrer en opposition avec son grand-frère au fur et à mesure de sa montée en importance. Au-delà de la figure féministe que Marie représente, la notion de suivre son destin ou au contraire d’aller à son encontre est très mis en avant dans le récit, également avec Charles-Henri qui évolue d’une façon inattendue.
Et ces deux personnages ainsi que leur opposition sont donc le cœur du récit, et c’est vraiment passionnant. Au-delà de leur écriture et évolution très réussie, Sakamoto arrive avec un grand talent à développer les émotions de chacun des deux ainsi que leur façon de voir le monde spécifique. Je ne souhaite pas trop en dire mais Charles-Henri évolue de façon vraiment très intéressante tout au long de l’histoire, et c’est d’autant plus important que sa vision de la peine de mort est centrale dans le discours du manga.
Reconstitution historique et peine de mort
Je l’ai déjà signalé rapidement, la reconstitution historique est un élément important de la série. Je ne prétends pas être spécialiste dans le domaine donc je ne vais pas développer longuement ce point, cependant, il convient de souligner l’effort fait par l’auteur pour coller à certains éléments de la réalité historique connue et documentée. Je pense par exemple à la mise à mort de Robert-François Damiens, un homme qui a tenté d’assassiner Louis XV. Cet homme a inscrit son nom dans l’Histoire par ce geste, et a été condamné à l’écartèlement. Et cet épisode est raconté dans le manga avec une vraie authenticité du point de vue historique, tout en le rendant signifiant au niveau du développement de l’intrigue.
On peut très facilement trouver sur Internet le descriptif très clair de ce qui s’est passé durant la mise à mort de Robert-François Damiens, et le manga est étonnamment fidèle à la réalité historique. Je vais éviter de vous dévoiler tout ça, car rien qu’en lire la description peut être perturbant. Et comme je l’ai dit, Sakamoto utilise avec bonheur les éléments historiques pour enrichir son récit. Il exploite le fait qu’on ait fini par couper les tendons de l’homme, l’absence de réponse concernant la motivation de son geste (Sakamoto en trouve donc une très intéressante au niveau thématique), bref, il exploite intelligemment les éléments connus ainsi que les failles de l’Histoire pour proposer quelque chose de vraiment passionnant.
Tout ceci pour proposer un discours très intéressant sur la peine de mort, sur le pouvoir et sur la monarchie en général. Il est d’ailleurs important de rappeler que le Japon pratique encore la peine de mort, il n’est donc pas anodin d’écrire une œuvre centrée dessus. Charles-Henri représente une certaine vision de la chose, et les raisons de mettre à mort les gens sont souvent questionnées, tout comme la légitimité de donner la mort. Il faut savoir que la famille Sanson est mise à l’index du fait de son métier, et est considérée comme maudite par beaucoup de gens. Cela permet de souligner une certaine forme d’ambiguïté vis-à-vis de la peine de mort. Car la loi et le pouvoir royal ont le droit de vie et de mort, et créent des assassins avec le principe de la peine de mort.
Et le regard du peuple sur les mises à mort est énormément mis en avant également, semblant souligner l’importance politique de la peine de mort, notamment en tant qu’élément venant exemplifier le pouvoir « divin » du Roi. De ce fait, le manga semble dire (en tout cas je l’interprète comme ça) que la peine de mort n’a de sens qu’en tant que moyen d’affirmer et légitimer une forme de pouvoir. Et le fait que l’histoire se situe juste avant la chute de la monarchie n’est pas anodin non plus, montrant que ce modèle d’exercice du pouvoir n’est finalement pas viable. C’est en tout cas comme ça que je l’interprète.
Ce qui est sur, c’est que Sakamoto cherche bien à montrer l’aspect barbare de la peine de mort, mettant bien en avant la brutalité folle de certains sévices infligés, tout en montrant une forme de clémence chez Charles-Henri, qui cherche à mettre à mort les condamnés de la façon la plus propre possible.
Et si la peine de mort est au centre du récit, vous vous doutez bien que le titre est assez graphique sur ce point, mettant en scène des choses parfois très dures. Mais Sakamoto profites de ceci pour proposer des morceaux de mise en scène tout simplement admirables…
Une mise en scène virtuose
J’ai plusieurs fois précisé que le manga était beau, extrèmement beau même. Mais il n’est pas « que » beau, il est surtout magnifiquement mis en images. Un des enjeux importants pour ce titre est de retranscrire visuellement l’esthétique de l’époque, que ce soit les costumes et les décors. Mais surtout, Sakamoto travaille son ambiance et sa mise en scène de façon très intéressante, proposant beaucoup de moments lyriques. Je note surtout deux effets de mise en scène récurrents dans la série : des métaphores visuelles poétiques, et une grande théâtralité dans certains échanges.
Les métaphores visuelles servent beaucoup durant les séquences de mise à mort (mais pas que), et permettent étonnamment d’atténuer la violence visuelle des scènes tout en les rendant plus impactantes. Ces métaphores visuelles appuient la teneur émotionnelle des mises à mort et leur confèrent une iconographie tantôt religieuse, tantôt picturale. Quoi qu’il en soit, c’est toujours de toute beauté et cela parvient à donner à une vraie identité au titre, en parfaite adéquation avec l’époque et les thématiques dépeintes.
Concernant la théâtralité de certains échanges, cela concerne surtout la deuxième moitié de l’histoire, où l’on passe plus de temps dans les intrigues de cour que dans la rue auprès des petites gens. Ce n’est certainement pas anodin puisque dans cette partie, les personnages complotent beaucoup et cherchent souvent à manipuler les autres. De ce fait, le travail sur la théâtralité permet de mettre en avant la distinction entre les comportements publics des gens et leurs véritables motivations.
On a droit à plusieurs scènes où Charles-Henri et sa sœur Marie se font face et sont en désaccord idéologique. Et Sakamoto met tout cela en avant avec des pages entières où les pensées de chaque personnage nous sont présentées, et où les postures des corps, les expressions des visages et la mise en scène générale donnent l’impression qu’ils sont en train de danser et chanter leurs répliques. C’est une sensation particulière, mais j’avais vraiment l’impression que l’on était face à des séquences de comédie musique… dans un médium qui n’a ni son ni mouvement !
C’est impressionnant de voir comment Sakamoto, avec sa seule mise en scène, arrive à retranscrire ce genre de chose. Et cela rend les séquences plus marquantes et impactantes, et donc, plus réussies. Et dans une histoire qui met beaucoup en avant les sentiments des personnages et les destins individuels au milieu de changements historiques majeurs, ce genre de mise en scène appuie avec talent le propos global de l’œuvre.
En conclusion
Ainsi, Shin’ichi Sakamoto est parvenu à proposer une œuvre vraiment passionnante sur une période historique majeure de l’histoire de France, qui lui permet d’aborder une thématique importante pour le public japonais, mais qui arrive surtout à toucher à une forme d’universalité de par sa richesse globale, que j’ai simplement esquissé ici. Que ce soit par sa mise en scène originale, intelligente et maîtrisée, ou son travail sur les personnages et la reconstitution historique, il arrive à proposer une œuvre vraiment marquante. Chaque planche est somptueuse, chaque personnage important est parfaitement développé, et les thématiques proposées sont passionnantes et édifiantes. Bref, Innocent est une très belle œuvre qui donne clairement envie de s’intéresser davantage au travail de son auteur.
J’en ai entendu parler plusieurs et je ne savais même pas que ça se passait en france.
C’est fou le nombre d’oeuvres à côté desquelles je suis passé !
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On est tous dans cette situation. Il y a une quantité tellement folle de sorties dans tous les médias qu’on ne peut pas être sur tous les fronts.
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bonjour, comment vas tu? c’est l’un de mes mangas favoris. il est superbe et apporte beaucoup d’émotions, de questionnements. je n’ai pas encore acheté (et lu) la fin de rouge, mais je vais y remédier. c’est le genre d’oeuvre dont je ne me lasse pas et qu’il faut avoir dans sa bibliothèque. je suis contente de voir qu’elle est disponible en bib. passe un bon mardi et à bientôt!
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Tout va très bien pour moi, j’espère que pour toi aussi.
La fin de Rouge n’est pas encore sortie en France il me semble, j’ai vu que 9 tomes sur les 13 sont dispo. J’irai sûrement les emprunter aussi. C’est effectivement une chance de la trouver en médiathèque. Bonne journée à toi aussi !
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en fait je me suis mal exprimée ^^ j’ai acheté/lu jusqu’au tome 2 de Rouge. je vais donc continuer ma collection/lecture petit à petit. j’avais suspendu mes achats depuis un moment. passe un bon mercredi et à bientôt!
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D’accord, je comprends mieux.
Excellente journée à toi aussi !
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Encore une œuvre que je vais devoir ajouter dans ma longue liste ! Les dessins sont sublimes ! Et le contexte historique dans lequel se passe le récit m’intéresse particulièrement !
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Oui, si le contexte t’intéresse je pense que tu risque de vraiment te faire plaisir en le lisant !
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Il faut que je regarde en mediatheque !
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Oui, on ne sait jamais.
Le côté histoire de France lui donne une forme de légitimité en médiathèque je pense, du coup c’est pas impossible de le trouver !
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Merci pour la découverte, c’est très clairement un manga qui a tout pour me plaire donc je l’ajoute à ma WL ☺️
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De rien, c’est toujours un plaisir de partager les belles séries !
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Aaah voilà un manga plus mature qu’à l’accoutumée. Parfait pour un « vieux » comme moi ^^ Une partie charnière de l’histoire de France et des dessins magnifiques. Bon celui-ci je me le note tu m’as convaincu, mais si ça continue bientôt je vais devoir cambrioler une banque…
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On va tous en être réduit à ça si ça continue !
J’espère que ça te plaira en tout cas.
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Repéré pour ses illustrations, je n’ai jamais pu mettre la main dessus à la médiathèque à mon grand regret parce que je ne m’attendais clairement pas à une œuvre d’une telle qualité et richesse. Même si ce n’est pas un livre d’histoire, le soin pris par l’auteur pour coller au mieux à la réalité historique me plaît beaucoup !
Avec le personnage de la petite sœur, tu as attisé ma curiosité…
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Ah clairement, Marie est un personnage magnifique, peut-être mon préféré !
J’espère que tu pourra lire la série tôt ou tard.
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Merci !
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[…] Le blog de l’Apprenti Otaku, quant à lui, nous propose un article intéressant et, comme toujours, d’une grande richesse sur un manga qui me tente depuis un certain temps, mais que je n’ai jamais trouvé à la médiathèque : Innocent. […]
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[…] Innocent de Shin’ichi Sakamoto J’ai repéré ce manga qui traite d’un bourreau lors de la révolution française et de son histoire. C’est inspiré de faits réels et je n’en avais pas entendu parler jusqu’ici. Du coup j’ai commandé le premier tome, que j’ai aussi lu depuis et si je dois avouer que le manga a toutes les qualités relevées par l’Apprenti Otaku, il m’a mise trop mal à l’aise pour que je le continue en ce moment.Je l’ai trouvé trop dur, pourtant je ne suis pas spécialement une petite nature mais l’esthétique est assez terrible, impossible de rester indifférente. […]
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[…] découvert ce manga de type seinen grâce à Marine d’Ombremont. L’article de l’Apprenti otaku est assez complet donc je vais tenter de ne pas souligner les mêmes éléments puisque le but des […]
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